Orwell avait-il tout prévu ? ️️
Tout d'abord une petite annonce ! La version audio de mon livre Curiosités Philosophiques, lu par moi-même, vient de sortir sur la plateforme Audible. Si vous êtes un fidèle de ma chaîne vous savez que j'aime beaucoup faire des lectures audio, et en général vous aimez bien les écouter aussi, ça tombe bien, donc j'étais extrêmement heureux qu'Audible me propose d'enregistrer mon livre. Un avantage de le faire moi-même aussi c'est que ça m'a permis d'adapter un peu le texte à la lecture audio, en particulier pour l'intégration des très nombreuses notes de bas de page. J'aime tellement les notes de bas de page.
Mais dans une lecture audio, c'est plus compliqué à gérer, il faut tout intégrer à un seul fil, donc ça a nécessité quelques arrangements. J'ai passé presque une semaine entière dans un studio pour enregistrer tout ça, c'était bien fatigant mais intéressant ! En fin de compte ça donne un livre audio de plus de 9h d'écoute mis bout à bout, et j'espère que ça vous plaira. Donc si vous voulez écouter mon livre c'est sur Audible que ça se passe. Et Audible,
si vous ne connaissez pas, c'est une appli de livres audio, sur le principe d'un abonnement à 9,95€ par mois qui vous permet de télécharger un livre audio par mois dans un énorme catalogue. Et à l'occasion de la sortie de mon livre audio, Audible sponsorise cette vidéo : ça me permet que pour chaque abonnement que vous souscrivez en passant par le lien affilié que je donne en description, je vais toucher une petite somme, donc concrètement c'est comme faire un petit don pour la chaîne. Du coup si vous voulez soutenir mon travail et au passage télécharger mon livre audio, et d'autres livres encore, ça peut être une bonne idée. Notez que les deux premiers mois sont gratuit, donc ça veut dire deux livres audio gratuits, et vous pouvez bien sûr résilier à tout moment. Il y aura de quoi s'occuper avec deux livres audio ! Et notez aussi que vous téléchargez les livres, donc même si vous résiliez ensuite l'abonnement, vous en restez maître et possesseur.
Et je parie que vous n'aurez aucun mal à trouver d'autres livres audio qui vous intéressent en explorant un peu l'énorme catalogue d'Audible : plus de 15 000 livres en français, et plus de 600 000 toutes langues confondues ! Même si vous ne parlez probablement pas toutes langues confondues malheureusement... Faites un effort ! Par exemple, vu qu'on va parler de 1984 d'Orwell dans cet épisode, eh bien sachez que c'est disponible sur Audible en français. Et il y a aussi Axiomatique de Greg Egan, un recueil de nouvelles de SF que j'ai recommandé je ne sais combien de fois et qui est franchement génial. Bref il y a vraiment beaucoup de choses. Notez aussi que vous pouvez écouter un extrait de la lecture avant de la télécharger, ça permet de se faire une idée de la voix qui va lire, c'est quand même assez important pour l'appréciation du texte. Si vous téléchargez la lecture intégrale des misérables qui fait 56h, il vaut mieux s'assurer que vous aimez bien la voix.
Bref ! En tout cas, j'espère que ma lecture au moins vous plaira, j'y ai mis beaucoup de soin, et je suis vraiment ravi d'avoir pu le faire, donc n'hésitez pas à vous abonner à Audible pour découvrir ça, et pour soutenir la chaîne au passage. Le lien est dans la description et dans le commentaire épinglé. Voilà ! Il y a 2 ans je suis passé sur France Inter dans l’émission Blockbuster de Frédérick Sigrist. - Ah donc on peut dire que t’es un philosophe médiatique, quelque part.
Bon. Bah lui il va me prendre la tête L’émission traitait d’un roman que j’aime beaucoup : 1984 de George Orwell. Et l’axe choisi pour en parler était bien sûr : “1984, un univers pas si lointain du nôtre” “Orwell avait donc tout prévu” un texte d’une “tragique actualité” - C’est clair, c’est tellement actuel ! C’est fou ! On y est, 1984 c’est maintenant.
Orwell tellement visionnaire ! Eh ben t'aurais peut-être mieux fait d’aller à l’émission à ma place, parce que pour ma part je trouvais pas ça si pertinent, non. - Mais quoi tu trouves pas que 1984 c’est d’actualité ? Eh bah franchement… Mais tu l'as bien en tête, ou tu l'as lu il y a longtemps ? - Ah mais je l’ai pas lu. Donc attention pas de spoil ! Alors, certes, ça n’avait rien de surprenant de choisir l’angle "Comme c'est actuel !" pour parler de 1984. C’est ultra-convenu. Dire qu’au fond ça parle de nous aujourd’hui en France, qu’on y est, avec ces GAFAM qui nous surveillent, ces écrans partout dans nos maisons, les fakenews, la novlangue des SMS, ces gens pour qui 2 + 2 font 5 et les tweets de Trump.
Et encore on était en 2019, vous vous souvenez de 2019 ? - Mais alors que dire aujourd’hui ! On est plein dedans ! C’est encore plus d’actualité Il me semble que c'est en fait l’attitude la plus répandue vis-à-vis des dystopies en général. On a tendance à considérer que leur valeur repose avant tout dans leur capacité à être d'actualité, ce qui pousse à les lire comme des textes prophétique en somme. Et comme 1984 est une dystopie et que c’est considéré, à juste titre, comme un excellent roman, on a tendance à en déduire que son excellence doit provenir de cette valeur prophétique. Mais je pense que vouloir systématiquement lire les dystopies, et surtout les dystopies anciennes, en se contentant de jouer au jeu des sept ressemblances avec le présent, ça amène souvent à des lectures très très très superficielles qui passent complètement à côté de ce qui fait l’originalité et la profondeur de l’oeuvre. Et s’il y a bien une dystopie qui mériterait d’être lue aujourd’hui autrement que sous cet angle, c’est 1984 d’Orwell.
Je pense qu’une des raisons pour lesquelles il semble si facile aujourd’hui de dire que 1984 est très actuel, Orwell avait tout prévu, tout ça tout ça, c’est notamment parce qu’à force de le citer à tout propos on a fini par réduire ce roman à l’archétype même de la dystopie en général. C’est juste LA dystopie de référence. - Bah oui c’est pour ça que je l’ai pas lue mais je sais ce que c’est, 1984 : c'est de la bonne grosse dystopie. On a le pack complet : surveillance généralisée, Etat
policier, torture, propagande, dictateur à moustache, vraiment que du classique. C'est une recette qui marche à tous les coups. Sans oublier aussi l’appauvrissement de la pensée et du langage par la Novlangue, et oui, c’est en gros l’idée qu’un peu tout le monde se fait de 1984 sans forcément l’avoir lu, ou même en l’ayant lu pourvu qu’on s’attendait surtout à trouver tout ça dans le livre.
Et si 1984 se réduisait à cette petite recette, ce serait somme toute la dystopie la plus générique qui soit, celle dont toutes les autres ne sont que des variantes en somme. Or justement 1984 c’est bien plus que ça. C'est bien pire, c'est bien plus étrange, et bien plus intéressant. Un premier truc amusant à remarquer c’est que si je vous demande à quoi ressemble une rue ou le logement d’une personne prise au hasard dans la société de 1984, vous imaginez sûrement des écrans diffusant de la propagande et des caméras de surveillance partout. - Ouais c’est ça, en gros c'est le futur tel qu’imaginé dans les années 40, mais avec des écrans de surveillance partout qui diffuse les images d’un gros dictateur à moustache (là dessus ça ressemble plutôt au présent des années 40 d'ailleurs).
Or en fait, c’est pas vraiment ça. Il n'y a quasi-rien de futuriste dans la société de 1984, tout au contraire. C’est plutôt une société restée bloquée dans les années 40, ou même revenue un peu en arrière. Il faut imaginer en gros ce qu’aurait été l’Europe en 1984 si aucun effort de reconstruction n’avait été mené depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et si presque aucun progrès technique ou scientifique n’avait eu lieu durant toute cette période. Autrement dit, imaginez des ruines rafistolées dans lesquelles une population qui meurt à moitié de faim s’habitue à survivre.
C’est en gros à ça que ressemble le Londres de 1984. Donc non, il n’y a pas des écrans géants partout, loin de là. Voici un petit extrait qui résume bien l’ambiance sympatoche du truc : Donc si vous aviez ce genre d’image en tête quand vous pensiez à 1984, quelque part, vous vous êtes fait avoir par la propagande du Parti. - Ils sont forts ! Pourquoi cette situation de ruine alors ? Eh bien, il faut savoir que dans le futur du passé imaginé par Orwell, trois blocs, trois super-Etats se partagent presque toute la surface de la Terre. Dans ces trois blocs, on retrouverait la même organisation sociale et le même genre d’idéologie totalitaire d’une extrême violence à côté desquelles le stalinisme et le nazisme passeraient pour des ébauches trop modérées et imparfaites pour avoir pu vraiment réussir, et la situation de ruine et de pénurie générale est largement due au fait que ces trois super-Etats se livreraient depuis les années 50 à une guerre perpétuelle. L’intensité du conflit n’est pas aussi élevée que lors de la seconde guerre mondiale, mais elle est continue.
Vu qu’aucun bloc ne peut jamais vraiment espérer en renverser un autre, cette guerre ininterrompue ne sert pas à grand chose du point de vue militaire ou géopolitique, mais elle servirait un objectif intérieur qui est présenté comme bien plus important par Orwell : il s'agit d'absorber la plus grande partie de la production économique, ainsi tournée vers un effort de guerre perpétuel. Cela permet de justifier les privations imposées à la population qui est ainsi maintenue dans cet état de pauvreté et de pénurie, comme on l'a vu. En outre ces trois super-Etats totalitaires qui se partagent le monde veillent à ce qu’il n'y ait aucun progrès scientifique ou technique, sauf à la marge pour les technologies de surveillance et de police qui seraient les seules à s’être vraiment améliorées, avec notamment des hélicoptères de surveillance (l’un des rares développements technologiques un peu “futuriste” du roman). Ainsi que pour la recherche militaire (même si sur ce point Orwell suggère que ces recherches seraient menées de façon à ne pas pouvoir réellement progresser). Mais sur tous les autres plans, c’est, de façon assumée, la stagnation voire le recul. Orwell nous apprend par exemple que l’agriculture en 1984 en est revenue à la charrue tirée par des chevaux.
- Ouais. Effectivement, c’est pas l’idée que je me faisais d’une dystopie futuriste... Voyons maintenant un peu l’organisation sociale. Dans les trois blocs, presque toute la population appartient au prolétariat. Juste une masse populaire considérée par l’élite dirigeante comme à peine plus qu’un troupeau d’animaux à exploiter et qu’on peut le reste du temps laisser s’ébattre en semi-liberté.
"Les animaux et les prolétaires sont libres". Les prolétaires vivent dans des quartiers en ruines, travaillent dès l’âge de 12 ans et manquent de tout. Et donc non il n’y a pas de télécran chez les prolétaires. Ainsi même cette idée
des écrans et caméra partout n’est pas si commune dans 1984 : ça concerne seulement une petite élite de la population formée par les membres du Parti. Cette petite élite de fonctionnaires, membres du Parti unique qui est au pouvoir, est donc surveillée en permanence via ce qui est appelé des télécrans dans le roman, qui sont en gros des écrans + des caméras de surveillance. Chaque membre du Parti extérieur doit en avoir un chez lui et il ne peut jamais l’éteindre. On ne sait à aucun moment si on vous observe ou non mais on sait que c’est toujours possible. Quelqu’un peut à tout moment s’adresser à vous à travers l’écran pour vous rappeler à l’ordre. Mais sinon ça se contente surtout de diffuser en boucle des communiqués du Parti, et de la gymnastique obligatoire le matin.
Donc bon vous pouvez jouer au jeu des sept ressemblance avec un smartphone mais c'est quand même un truc très différent. Cette élite formée par les membres du Parti est elle-même divisée en deux : la majorité des membres du Parti appartiennent au parti EXTÉRIEUR, c’est-à-dire les fonctionnaires de base, les petites mains du Parti. Le reste au-dessus forme le parti INTÉRIEUR, c’est-à-dire les cadres et les dirigeants les plus hauts placés. Et bien sûr au-dessus de tout ça, il y aurait “Big Brother”, dictateur dont la volonté dirige tout, qui surveille tout, qui peut tout, figure quasi-divine et mythique. Et moustachue. - C'était la mode à l'époque.
Bref, on est dans la structure pyramidale par excellence. Les membres du parti extérieur, c’est-à-dire les fonctionnaires de base, vivent dans de meilleures conditions que le prolétariat, mais pas dans le confort non plus. Leurs logements sont présentés comme petits, vétustes, sales, tous leurs vêtements sont usés et rapiécés, ils mangent des trucs dégueulasses, tous leurs produits de consommation courante sont très rationnés et de très mauvaise qualité.
En somme, eux aussi manquent de tout, mais comme ils en manquent moins que les prolétaires qui eux crèvent carrément de faim, ils s’estiment privilégiés. Il n’y a guère que les membres du parti intérieur, l’élite dans l’élite, qui jouisse d’un niveau de vie correct. Ceci dit ils ne sont pas du tout insolemment riches non plus en fait ; Orwell précise qu'ils mènent une vie qui, dans les standards du début du XXe siècle, passerait pour “austère et laborieuse”.
Voilà donc pour une première idée de ce à quoi ressemble le monde dépeint par 1984. - Monde de merde... En résumé, c’est un monde qui aurait vu dans les années 50 une disparition quasi-totale des démocraties libérales au profit de quelques blocs aux idéologies totalitaires.
In monde qui serait entrés ensuite en un état de guerre mondiale perpétuelle. Un monde où presque aucun progrès technique et scientifique n’aurait plus lieu depuis des décennies, et qui aurait vu une diminution globale du niveau de vie par rapport à la première moitié du vingtième siècle pour toutes les couches de la population. Et c’est rigolo parce que les tendances depuis 1950 sont exactement inverses sur tous ces points. Une part de plus en plus grande de la population vit dans des Etats plutôt démocratiques.
Il n'y a pas eu de nouvelle guerre mondiale et les conflits ouverts entre Etats sont devenus de plus en plus rares et localisés. Le progrès scientifique et technique s’est évidemment poursuivi et accéléré comme jamais. Et enfin le niveau de vie global a spectaculairement augmenté par rapport au début du XXe siècle dans toutes les couches de la population.
Je pourrais ajouter comme différence que dans le monde de 1984, toutes les religions semblent avoir plus ou moins disparues ou seraient en très fort recul au moins, et surtout les principales économies seraient toutes des économies où la production est quasi entièrement planifiées : il ne semble pas exister de marché libre dans ces Etats, sauf un éventuel marché noir chez les prolétaires. Et tout ça aussi c’est une sacrée différence avec l’évolution que le vingtième siècle a connu et plus encore avec notre présent. - Non mais ok sous l’angle géopolitique, économique, social, etc., on n’y est pas vraiment, mais faut pas regarder les choses sous cet angle justement. Là où 1984 reste totalement d’actualité, là où il a tout prévu, c’est pour tout ce qui concerne l’idéologie du Parti au pouvoir, la Novlangue, la surveillance généralisée, tout ça tout ça… D’abord, c’est quand même dommage on ne va pas plus que ça s’intéresser aux aspects du roman que je viens de présenter, qui ne sont quand même pas des aspects mineurs, juste parce qu’ils ne collent pas avec la lecture actualiste qu’on voudrait en faire. Et d’autre part, même quand on se concentre sur l’aspect idéologique dans 1984, on va voir que la comparaison avec ce que nous vivons est plutôt bancale et n'apporte pas grand chose.
Mais voyons donc cet aspect idéologique de plus près car il est évidemment central. On pourrait dire en effet que le thème du livre c’est l’idéologie totalitaire, le totalitarisme. Mais qu’est-ce que ça veut dire en fait, totalitarisme ? - Bah c’est facile, c'est quand c’est comme dans 1984, en gros. - Ouais, c'est pas faux. On pourrait dire en première approximation que la notion de totalitarisme renvoie à l’idée d’un régime politique qui exercerait (ou en tout cas qui aurait l'ambition d’exercer), un contrôle TOTAL de la société, un contrôle qui s’étendrait donc, de façon autoritaire, à absolument tous ses aspects, jusque dans la vie privée des individus.
Avec pour objectif une transformation radicale de cette société, généralement dans le but de la sauver, de l’améliorer, ou quelque chose dans ce goût-là. De façon un peu plus précise, les politologues Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski. On va dire Carl et son pote. Ils ont donc écrit dans les années 50 un livre qui donnait l’ensemble de symptômes suivants pour caractériser un syndrôme totalitaire : - une idéologie officielle très englobante qui applique une grille de lecture sur tous les aspects de la société. Elle annonce typiquement un renouveau de l'humanité au prix d'immenses sacrifices présents.
- aucune opposition politique : parti unique au pouvoir, typiquement dirigé par un leader charismatique qui incarne l’idéologie officielle. Et il y a des points bonus pour la moustache visiblement. - un système de terreur, usant de toute forme de violence, de surveillance, de police secrète, etc., pour imposer cette idéologie officielle.
- Le monopole des forces armées par le parti (c’est la moindre des choses) - Mais aussi le monopole des médias et des moyens de communications, pour une propagande d’Etat bien efficace et parce que la liberté d’expression c’est un truc de fragile. Et ça suppose aussi une main-mise sur le système éducatif qui devient un moyen d’endoctriner dès le berceau dans cette idéologie officielle. - Et enfin, un contrôle central de l’activité économique par l’Etat, donc une économie planifiée, dirigée, au service du parti au pouvoir.
Et donc Orwell, certes moustachu lui aussi mais qui a la moustache sympathique, écrit 1984 en 1948 (vous remarquez la petite inversion des chiffres), c’est-à-dire à une époque où le totalitarisme est totalement tendance, puisque l’Europe sort tout juste du nazisme et que le stalinisme s’est installé pour durer et pour faire des émules. Et c’est clairement à ce régime stalinien qu’Orwell pense le plus, surtout dans son roman précédent La ferme des animaux, écrit quelques années plus tôt. "Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que les autres." Je précise bien qu’Orwell a des convictions profondément socialistes, il est attaché aux idées d’égalité sociale et de justice, mais il défend un socialisme démocratique et respectueux des libertés.
Et ce qu’il perçoit très vite comme un danger pour l’idéal socialiste c’est justement sa dérive autoritaire et totalitaire à la Staline. Il n'écrit donc pas contre les socialistes, il écrit pour mettre en garde les socialistes contre cette dérive autoritaire. La ferme des animaux est avant tout une satire qui met en scène cette dérive : comment les animaux de la ferme révolutionnaire passent progressivement d’un idéal de fraternité, d’égalité, de justice et de libération des animaux, à un régime totalitaire, violent, inégalitaire, qui les prive de toute liberté et qui semble en contradiction totale avec l’idéal de départ. Toute ressemblance avec des évènements réels était totalement voulue, bien sûr. Le récit est plus ou moins calqué sur la Révolution russe et les luttes de pouvoir qui ont suivi. Pour le coup la Ferme des animaux, sous son vernis de fable animalière, parle d’évènements qui n’ont clairement rien de fictif, et qui étaient bien d’actualité, à l’époque de sa rédaction en tout cas.
Mais le roman 1984 est très différent, et ce n’est pas parce qu’il n’y a plus d’animaux qu’il s’attache davantage à décrire la réalité. Le point important c’est que ce n’est pas la dérive, l’évolution vers le totalitarisme qui intéresse Orwell dans 1984, mais c’est en quelque sorte un hypothétique état final du totalitarisme, son état le plus abouti. Le totalitarisme à l'état pur.
En effet les trois blocs qui se partagent le monde dans 1984 représentent trois idéologies différentes par leur nom, peut-être aussi différentes dans leur inspiration de départ, mais qui sont en fait décrites comme quasi-identiques pour la simple raison que chacune en est arrivée au point où elle incarne juste l’idéologie totalitaire absolue. Mais à quoi cela ressemblerait donc, ce totalitarisme absolu, pleinement achevé, qui pousserait jusqu’au bout cette ambition d’un contrôle total de la société ? Eh bien la réponse que donne Orwell à cette question est plus étrange et inattendue qu'on pourrait le croire. Ce qu’il faut, ce n’est pas seulement de la propagande, des caméras et des policiers partout (ça c’est juste l’aspect le plus superficiel du totalitarisme, celui qui se voit et qui est facile à imaginer).
Non, ce qu’il faut pour achever le totalitarisme c’est quelque chose de bien plus profond et presque métaphysique qui doit permettre au Parti de contrôler la nature même de la réalité en quelque sorte. Et c’est… - C’est…? À la réflexion, c’est... tellement intéressant que je sens que je vais devoir en faire un épisode à part en fait ! - Rhoo allez vas-y il reste du temps de vidéo là, tu peux bien nous dire au moins un indice. Non vraiment je vais laisser ça en suspens pour le moment, même si je pense que, si vous connaissez un peu le roman, vous pouvez deviner ce que j'ai en tête. Mais donc j’y reviendrai, et je ferai les choses bien, promis. Je voudrais d’abord finir en soulignant
un dernier aspect de ce totalitarisme de 1984. Le totalitarisme du Parti dans 1984 ne cherche pas à être subtil, à s'insinuner par le loisir, par le divertissement, en essayant de nous vendre des choses, ou en flattant l’hédonisme ou l'individualisme. Il ne passe pas par une surveillance discrète et insidieuse, ou par un contrôle en apparence indolore ou acceptable et qui parviendrait à ses fins sans user explicitement de violence.
Une dystopie comme Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley mettait en scène quelque chose qui s’en rapproche bien davantage. Mais ce n’est ABSOLUMENT PAS ÇA dans 1984. Il n'y a aucune volonté d’atténuer, de cacher, de donner un vernis de bienveillance à l'exercice de l'autorité, tout au contraire. Certains pourraient objecter que le ministère d'intérieur s'appelle coquettement "ministère de l'Amour", mais c'est pas du tout une façon pour le parti de dissimuler ce qu'il s'y passe.
Au contraire, tout le monde sait que le ministère de l'Amour est une prison et un lieu de torture inimaginable. Ça n'a rien d'un secret. Et c'est même ça l'interêt du nom. "Ministère de l'Amour", ça annonce la couleur : voilà où vous trouverez le seul amour possible aux yeux du parti. Dans un camp de torture, qui vous broiera au point que vous finirez par aimer Big Brother. C'est ça, 1984. Le Parti assume d'imposer son pouvoir en écrasant l’individu par la peur, l’humilation, la souffrance, la torture, en lui interdisant toute forme de bonheur ou de plaisir (notamment sexuel), tout lien social, toute forme d’individualité.
En le réduisant à néant, littéralement. Et tout cela n'est pas caché sous de faux idéaux, non : tout cela est fait et dit le plus explicitement et ouvertement du monde. Voici pour finir quelques extraits du roman assez éloquents là-dessus qui ont lieu pendant qu’un personnage se fait torturer par un membre du parti intérieur qui a la gentillesse de lui expliquer par le menu l’idéologie du parti, comme ça le lecteur aussi peut en profiter. - Eh ben. C'est pas très gentil tout ça. Donc ceux qui disent que 1984 c’est tellement actuel quand on regarde autour de nous, vraiment, avec les caméras de surveillance, le langage SMS; et les fake news, on y est. Bah, juste, non, en fait. Non.
Ça veut pas dire que tout va bien chez nous évidemment, vraiment pas, mais les comparaisons à 1984 méritent d’être utilisées avec plus de discernement. En somme, il faut arrêter de voir du 1984 partout, et ce n’est pas diminuer l’importance ou l’intérêt du roman que de dire ça, c’est juste se mettre en position de l’apprécier pour ce qu’il nous raconte vraiment plutôt que pour ce qu’on voudrait qu’il nous raconte, ou pour ce à quoi on voudrait qu’il serve. Dernière chose : il faut bien se mettre en tête que la comparaison de ceci ou cela à 1984 n’a généralement rien, mais alors rien, d’une pensée subversive, non, en général c’est juste un cliché, qui peut être utilisé de tout bord d'ailleurs, et qu’il est de bon ton de soutenir avec un air entendu, comme mon double maléfique au début de la vidéo. - T’es juste rageux parce que je suis trop subversif.
Et au demeurant, si Orwell avait effectivement TOUT prévu, ben on lirait juste pas Orwell. Au fond il n'y a que dans des régimes qui méritent réellement la comparaison avec Orwell que personne ne se scandalise d'être déjà dans un régime orwellien. Mais pour ne pas vider ce mot de sens, il serait temps d’essayer de l’utiliser avec plus de précaution et de lire 1984 sans les oeillères de l’actualité.
- Je vais quand même attendre l’adaptation Netflix. Ça finira bien par arriver. - Monde de merde... Merci d'avoir regardé cette vidéo ! Je rappelle que la lecture audio de mon livre "Curiosités philosophiques" vient de sortir sur la plateforme Audible. Vous pouvez y accéder par le lien que je donne dans le commentaire épinglé, si vous prenez un abonnement ça permet au passage de soutenir la chaîne ! Et vous pouvez aussi y télécharger 1984 au demeurant. Comme je l'ai dit dans la vidéo c'est loin d’être tout ce que j’avais à dire sur le roman. Je vais bientôt ajouter une suite dans laquelle je reviendrai plus en détail sur le point qui me semble constituer la véritable originalité de 1984 : en gros ça tourne autour de la question du rapport à la vérité et à la réalité. Pendant longtemps aussi
j'ai voulu ajouter un complément à mon vieil épisode sur la Novlangue, mais Linguisticae a fait ce magnifique épisode sur le sujet et du coup je me sens pas trop de revenir dessus. Vous pouvez aussi me soutenir financièrement sur Tipeee ou uTip. Ce sont vos dons, chers tipeurs et tipeuses, qui constituent la principale source de financement de quasi toutes les vidéos de cette chaîne (oui c'est ma 2e sponso en 5 ans d'existence, c'est un bon rythme). Sans votre soutien, toutes ces vidéos n’auraient pas pu exister ! Donc encore une fois je vous adresse un très très grand merci ! On se retrouve bientôt pour la suite de ces réflexions sur 1984. En attendant, portez-vous bien, et lisez ou relisez, ou écoutez ou réécouter 1984 parce que c'est doubleplusbon
2021-06-28 17:29