Bonjour à toutes et tous et surtout merci de vous connecter ce soir parce qu'il fait hyper chaud en plus on est mi mai, on sait que les tentations sont grandes donc on va essayer de vous tenir éveillés pendant cette heure et demi. Et surtout n’hésitez pas à mettre vos questions au fur et à mesure dans le chat même si on les prend, comme tu viens de le dire Fabien, trois fois dans la séance. Et s'il y a des points de clarification, n’hésitez pas à nous le dire tout de suite comme ça on pourra clarifier sur le moment parce que c'est plus simple que de revenir derrière certains points. Fabien tu nous as déjà présentés mais peut-être juste pour préciser un petit peu, aujourd'hui on est là vraiment en tant que mouton numérique.
Le mouton numérique c'est une association techno critique qu'on a fondé avec Irénée il y a maintenant 5 ans, à force d'être une jeune association on commence à vieillir un peu quand même. Et pour le dire simplement en fait on essaye d'être un groupe de réflexion, qui réfléchit aux enjeux sociaux, environnementaux, politiques des nouvelles technologies et du numérique et donc aujourd'hui on est structurés en “axes de travail” ou “groupe de travail” ou “chantier” comme vous voulez et parmi les thématiques qui ressortent principalement, il y en a une sur les questions de surveillance, une sur les questions de démocratie technique on va beaucoup parler de ça aujourd'hui donc vous en faites pas si le terme vous fait un peu peur, j'espère qu'à la fin de l’heure et demi vous aurez un peu plus de billes dessus. On a aussi un sujet qui concerne plus les questions qu'on appelle d'intersectionnalité donc c'est à dire comment est-ce qu'on prend en compte dans la manière dont on aborde les nouvelles technologies aussi les autres discriminations notamment sociales qui sont à l'oeuvre dans nos sociétés et quel est le croisement entre les deux. On a aussi quelque chose sur la question des imaginaires politiques et les imaginaires techniques, et ça c'est aussi un élément qu'on va aborder lors de cette présentation.
Voilà pour le dire rapidement. Je sais pas Irénée si tu veux ajouter quelque chose sur la présentation un peu grossière de l’asso. Non c’est très bien, il faudra aller voir le site parce que dans la slide il n'est pas à jour. On a notamment changé la toute une présentation, qui était un manifeste et qui est devenu un texte beaucoup plus collaboratif.
Donc aujourd'hui il y a quand même cent personnes dans l'association et donc c'est un travail qui est collectif même s'il a été lancé par nous deux en 2017. Tout à fait. Et du coup je poursuis sur la suite. Ce qu'on vous présente ce soir c'est évidemment le prix d’une réflexion qu’on a eu individuellement pendant des mois, qu’on a aussi avec les membres du Mouton Numérique et qu’on échange depuis longtemps avec toutes les personnes qu'on a pu croiser dans nos cheminements respectifs. Et on a écrit ce livre donc qui est paru en 2020, donc on l'a écrit en plein confinement, parce qu’il nous semblait qu'une question n’était pas encore posée dans le débat public qui était celle de la façon dont on fait des choix technologiques en société. Alors cette question est quand même un peu posée de différentes manières, en tout cas il y a 2 ans elle l’était déjà avec Facebook, Google et puis toutes les entreprises qui reviennent quand on parle de technologie ou de tech.
Parfois on dit la tech, la french tech tous ces trucs là, on ne sait pas trop ce qu'on entend derrière, si c'est de la technologie, de la science, de l'innovation, des gens qui travaillent dans ce secteur. Et surtout ça exclut tout un tas de technologies auxquelles on pense pas, qui sont pas Facebook et Google. Donc les exemples qu'on va vous présenter là c’est ce que nous on a cherché à comprendre : la technologie dans le travail, les infrastructures, et en fait comment on en décide collectivement, sachant qu'aujourd'hui elles posent des questions sociales, elles posent des questions environnementales, elles arrivent à certaines limites. Ce livre pose une réflexion puis propose certaines solutions. Donc c’est un peu le déroulement de cette présentation aussi qui reprend certains éléments tout en la mettant à jour parce que forcément le sujet suit l'actualité. Je sais pas si c’est que moi mais de mon côté ça lague un peu.
Oui en fait la connexion d’Irénée n’est pas toujours hyper stable. C’est pas de ma faute, je ne peux pas faire mieux je suis désolé. Tu parleras plus Yael.
Oui si ça déconne complètement Yael tu pourras prendre le relais. Pas de souci. En tout cas merci Irénée pour la présentation accélérée que tu as faite. Du coup avant de commencer ce qu'on voulait voir avec vous c’est que dans l'espace médiatique on emploie beaucoup de mots pour parler de technologie, donc bien sûr on parle de numérique, on parle de technique, on parle d'intelligence artificielle, on parle de high-tech, on parle de law-tech, bref on parle de nouvelles technologies en général, et donc on voulait faire juste un petit point vocabulaire pour savoir de quoi on parle, qu'est-ce qu'il y a derrière tout ça, est-ce que vraiment on parle de la même. Donc pour le dire simplement on va commencer peut-être avec le terme le plus simple : “technique”. Donc technique, pour le dire vraiment simplement, c'est l'ensemble des procédés qu’on utilise pour agir sur son environnement et pour le modifier.
Donc là si vous voulez de manière assez simple il y a deux types de procédés : il y a des procédés qui sont vraiment des objets matériels, par exemple un décapsuleur, ça rentre dans ces objets techniques, un câble de télécommunication, un bras robotisé, enfin voilà tout ça ça rentre dans cette catégorie, mais il y a aussi tout ce qui est de l'ordre des savoirs et des savoir-faire, donc par exemple on parle de technique de management, on parle de technique de séquençage ADN, enfin voilà. Ce qui est intéressant c'est que la technologie au départ quand le terme est apparu ça désignait une science un peu comme la biologie. C’est-à-dire que la biologie est au vivant ce que la technologie est à la technique, et surtout aux techniques de l'époque. Et donc à la fin du 18e siècle la technologie c'était une science politique qui était enseignée d'ailleurs principalement aux élites et qui servait au moment de la première révolution industrielle à comprendre les procédés techniques de son époque.
Et ce qui est intéressant c'est qu'à ce moment-là on observe un glissement sémantique où la technologie désigne à la fois les objets qui sont produits, donc notamment dans cette révolution industrielle, les modes de production qui vont avec, et la science qui les étudie. Et donc ça fait un espèce de petit amalgame sympathique et vous voyez bien que aujourd'hui là où ça devient intéressant c'est que on a gardé plus que les objets qui sont derrière et on a totalement oublié cette question des modes de production et des sciences qui étudient cette question et qui s'intéressent à la manière dont ces technologies sont produites. Ce qui nous intéresse là-dedans c'est aussi qu’aujourd'hui on parle de manière indistincte, justement pêle-mêle comme je disais au début, de high-tech, de nouvelles technologies, pour parler des technologies d’aujourd'hui, sous-entendu des technologies qui sont les plus avancées de notre époque. Et là où nous on aimerait juste vous mettre un petit point d'alerte c'est qu'en utilisant ces termes-là on invisibilise plusieurs choses. Premièrement on invisibilise le fait que ces technologies, dites les plus avancées de notre temps, elles ne tombent pas du ciel, mais elles sont bien le fruit, comme on va l'expliquer plus précisément derrière, d'un contexte particulier avec des financements, avec des investissements, des jeux d'acteurs, qui ont fait que ces technologies là ont été plus développées que d'autres, qu’elles ont eu plus de ressources pour aboutir et le problème c'est que ça crée aussi une forme de hiérarchisation entre les technologies, avec des technologies qui seraient dignes d'intérêt mais qui seraient aussi peut-être plus désirables.
Et ça on le voit dans beaucoup de rapports prospectifs qui décrivent comment sera le monde en 2050, 2100, etc où la technologie a toujours une place très importante. Et en même temps du coup ça minore tous les autres types de technologies et notamment les technologies qui ne sont pas dans cette lignée des technologies qui font l'objet en fait des R&D et des grandes tendances du moment. Irénée je te laisse la parole. Très bien. Dites moi si ça lague.
Un autre point important aussi après ces rappels sémantiques qui sont nécessaires, alors peut-être que certains ici auront le sentiment qu’on enfonce une porte ouverte mais j'ai l'impression que c'est pas le cas, preuve en est que encore récemment il y a eu la mini controverse de celles qui ne sont vraiment pas importantes, c'est-à-dire sur Twitter avec une journaliste qui expliquait à quel point la technologie et la science étaient neutres. Neutre ça veut dire que, comme c’est marqué sur la slide, la technologie c'est ce qu'on en fait. C'est l'argument des vendeurs d'armes, c’est de dire “moi je fais des pistolets, après si les gens tuent c'est pas de ma faute”. Il faut bien comprendre que les technologies ne sont pas juste qu'on en fait. Comme l’a dit Yael elles viennent de l'environnement, on y a incorporé des valeurs qui sont quelque part représentative de la société dans laquelle on vit à un moment donné, qui valorise peut-être la famille, peut-être la vitesse, peut-être la tradition, peut-être l'argent, peut-être ceci, peut-être cela. Et donc les technologies quelque part vont aller transpirer ces valeurs dans toute la société.
Si vous mettez plein d'armes dans un pays nécessairement vous allez avoir une augmentation du nombre de meurtres malheureusement, et c'est aussi lié à l'objet en lui-même. Alors pour faire un glissement qui est peut-être un peu abusif qui est intéressant conceptuellement nous on s'est intéressés à la notion d'affordance pour expliquer ça. L’affordance à la base c’est un terme plutôt de la biologie qui a transité par beaucoup de disciplines pour arriver justement dans ces questions-là de technologie et de design notamment. L’affordance c’est la capacité d’un objet à susciter un certain type d'action.
Par exemple c'est le fauteuil très confortable qui vous donne envie de vous asseoir dessus, la porte qui selon qu'elle dispose d'une poignée ronde ou plate va vous donner envie de l'ouvrir dans un sens ou dans un autre. Elle va quelque part vous inciter justement à opérer certaines actions. Donc il faut bien comprendre que derrière par exemple l'exemple du marteau, si je reprends un petit peu le discours de la neutralité, on pourra me dire que le marteau ça peut être un outil pour travailler et ça peut être une arme pour casser la tête de son voisin.
Et c'est pas faux, mais en fait il y a plein d'autres affordances au marteau. Le marteau c'est un objet qui permet de travailler plutôt seul, qui permet de travailler certaines matières et pas d'autres, en fait quand vous mettez le marteau dans la main d'un humain ce sera plus jamais le même humain, et c'est ça qu'il faut entendre. Et c’est ces affordances là derrière finalement qui sont des objets totalement psychologiques, parce que le terme vient quand même de là, mais aussi politiques. Et partir du principe que la technique est neutre ça revient finalement à casser tout débat politique et à dire que finalement la technique suit son cours et ensuite si jamais ça explose si jamais ceci si jamais cela ca sera que de la faute des gens qui l'utilisent mal. Et pour prendre un ou deux exemples là-dessus, on s'est intéressés dans le bouquin à un exemple que prend Richard Sclove, qui est un chercheur américain qu'on vous recommande vraiment sur la question, qui a regardé l'arrivée des machines à laver dans un petit village d'une centaine d'habitants dans le nord de l'Espagne dans les années 70.
Et donc bien sûr on n'est pas là pour dire que la machine à laver c'est mal et qu'il faut revenir au lavoir, mais ce qui est intéressant de regarder c'est que avant l'arrivée des points d'eau et de la machine à laver, il y avait toute une structure sociale autour du lieu du lavoir et du coup de l'activité qui allait avec. C'est à dire que les femmes du village allaient au lavoir et c'était un endroit collectif où elles pouvaient parler du village. Et du coup ça avait un effet très concret qui était que, alors même qu'elles n'étaient pas forcément dans les structures sociales et politiques du village, par ce moment-là où elles allaient ensembles au lavoir, et par ce qu'elle racontait à ce moment-là, elles avaient un effet politique sur le village et delles pouvaient influer et prendre part à la vie politique.
Et ce qu’on observe c'est qu'à partir du moment où il y a la machine à laver qui est arrivée dans les habitations, les femmes n'allaient plus au lavoir et ça a amené un repli domestique de ces femmes qui du coup sont rentrées dans leur maison et n'allez plus dans la sphère publique. Donc en fait un retrait de la sphère publique. Et ce qui est intéressant ici c'est que c'est finalement un effet inverse de celui qu'on a pu observer dans les espaces urbanisés. Par exemple l'arrivée de la machine à laver à Paris ça n’a pas du tout fait la même chose parce qu'on était dans un mode de vie et de société qui en fait était déjà individualiste et du coup au contraire l'arrivée de la machine à laver a permis de donner plus de temps à la femme et de lui permettre de sortir de l'espace domestique pour travailler, pour participer à l'espace public, etc.
Donc là ce qui est intéressant là-dedans c'est premièrement de prendre conscience que la machine à laver elle n’est pas neutre parce que, même si ça n'a pas été conscientisé et ça n'a pas été verbalisé comme tel, elle a été créée dans un espace individualiste et pour des milieux déjà urbanisés. Et quand elle arrive dans des petits villages ça déstructure totalement les liens sociaux et la structure sociale qui était en place. Là c'est un exemple qui date un petit peu, mais ce qui est intéressant quand on regarde aujourd'hui, et ça c'est peut-être des choses que vous avez vous-même rencontrées, il y a une grande injonction qui d'ailleurs fait partie des objectifs du gouvernement réélu, qui est la généralisation de la dématérialisation des démarches administratives.
Et ce qu'on observe c'est que ça vient d'ailleurs aussi des années 70-80, avec une logique gestionnaire qui arrive dans l'administration publique, qui calque ses méthodes sur ce qui pouvait se passer dans la sphère privée. Donc avec toute une forme de rationalisation de l'action publique, qui aujourd'hui très concrètement si on prend le cas de la CAF (caisses d'allocations familiales), entraîne quelque chose qui pourrait apparaître a priori simple et justement neutre : avant je faisais ma démarche administrative pour par exemple percevoir le RSA, je faisais une demande par papier, je l’envoyais, j'avais la réponse etc. Et maintenant au lieu de passer par papier je passe par une plateforme numérique, quelle différence ? En fait la différence c'est que derrière cette dématérialisation, comme disait Irénée, il y a aussi une vision du monde et ça répond à une logique. Donc là en l'occurrence manageriale, qui vient du privé mais qui du coup arrive aussi avec une forme de rationalisation et de marchandisation de l'activité. Et donc très concrètement ça va venir avec pas seulement un site sur lequel vous pouvez faire vos démarches mais aussi une modification des accueils des CAF, où aujourd'hui il n’y a plus des agents qui peuvent s'occuper de votre dossier mais uniquement un ordinateur, qui n’est relié qu’au site de la CAF.
Donc vous ne pouvez même pas faire vos démarches jusqu'au bout, ce qui finalement crée des queues monstrueuses puisque quand les personnes n'arrivent pas à faire la démarche administrative pour X raison et qu'elles arrivent dans ce lieu d'accueil elles n'ont personne pour les aider à résoudre leur problème. Et donc ce qu'on observe c'est un glissement de charge de travail sur tout l'écosystème, c'est-à-dire les départements, les centres sociaux, les associations de proximité, même la famille, les proches, qui se retrouvent à devoir gérer ces situations là alors qu'avant c'était pris en charge par l'administration publique. Et du coup on se retrouve avec aujourd'hui juste cette dématérialisation qui a entraîné des accueils où il y a plus d'agents de sécurité pour contenir les débordements des personnes qui veulent voir quelqu'un et qui n'arrive pas à avoir d'interlocuteur, que d'agents publics qui sont là pour pouvoir aider à faire les démarches. On va arriver au bout de la première partie bientôt j'ai l'impression, mais pour terminer sur deux trois notions parce que là on vous a sorti le principe de la neutralité, mais il y en a plein d'autres. “On est en retard face à la Chine” c’est des choses qu'on développe dans le livre, donc le mieux c'est encore de le lire si vous voulez aller plus loin là dedans.
Pour vous donner une idée générale, c'est comme d'avoir des premiers moments, des premiers chapitres qui décrassent un peu conceptuellement quelque part pour entrer dans le sujet. Voyez par exemple ici il y avait une slide, je vais pas m’étendre, mais sur la question de la linéarité de la technique, est-ce que progrès technique est toujours linéaire, donc de plus en plus performant ? J’ai mis plein d’exemples : des voitures volantes qui n’ont pas marché déjà dans les 50, au clavier AZERTY qui n'a aucune logique ergonomique mais qui est, comme vous le savez peut-être, lié à la façon dont fonctionnaient les machines à écrire, et puis le vélo, avec une grande roue, une petite roue, qui allait trop vite et qui du coup était dangereux. Donc voilà on a toujours des allers-retours incessants dans les techniques, ça revient, ça repart, il y a pas de direction en fait, la technologie c'est pas la théorie de l'évolution, c'est un petit peu ce qu'on entend toujours avec cette image du singe qui devient un homme, ces exemples vous prouvent le contraire. Vous aurez remarqué en haut à gauche vous avez le logo “enregistrer” dans Word qui est une petite disquette. Si vous demandez à quelqu'un qui est né dans les années 2000 ce que c'est il ne sait probablement pas. Alors il y a une première question, ça va peut-être permettre de clarifier un terme que personnellement en tout cas je ne connais pas.
C'est Didier qui nous dit : les démarches informatiques facilitent les démarches et donc peuvent diminuer dans de nombreux cas les phénomènes dit de “non take up”. Je ne sais pas ce que c'est, est-ce que ça vous parle ? C’est les situations de non recours c’est ça ? Oui c’est ça. Alors ce qui est intéressant sur ce sujet c'est qu'il y a les discours officiels et après il y a la réalité de terrain, et de voir comment dans les pratiques et dans les organisations ça se passe concrètement.
Donc effectivement le discours officiel c'est de dire que dématérialiser les démarches administratives ça va permettre de faciliter l'accès pour les personnes qui a priori sont à l'aise avec un ordinateur, généralement le discours s'arrête là. Et ça va aussi permettre une forme de proximité, d'accessibilité, etc. Et d'ailleurs dans notamment les avant-derniers projets, donc en 2013, l'idée était aussi de dire que le fait de dématérialiser ça va aussi permettre du côté des travailleurs de la CAF de liquider plus rapidement les dossiers, c'est-à-dire traiter plus de dossier et donc justement, comme le dit Didier, si vous traitez plus de dossier a priori il y a moins de situation de non-retours ou en tout cas il y a moins de latence dans les réponses, et on peut faciliter cet accès au droit.
Et normalement ce gain de temps devait être réutilisé et réinjecté dans les accueils pour que les agents puissent être présents aux accueils. En fait c'est pas du tout ça qu’on observe aujourd'hui, parce que cette dématérialisation est aussi allée avec une réduction des effectifs. Et du coup aujourd'hui, et la période de la pandémie y est aussi pour beaucoup, les agents qui justement sont en maîtrise des dossiers sont accessibles uniquement par téléphone et du coup ça crée des listes d'attente virtuelles aussi, et pour avoir déjà essayé je sais que en région parisienne si vous essayez d'avoir un rendez-vous on vous dit tout simplement que comme vous avez plus de 15 minutes d'attente il faut rappeler ultérieurement, il n’y a même pas la possibilité d'attendre, de laisser son téléphone sonner. Donc vous êtes dans une sorte d'incapacité tout simplement à joindre un agent, et ce qui est compliqué, Nadia Okbani qui a travaillé sur la question le montre vraiment de manière très percutante, c'est qu'on observe un éloignement des agents de la CAF des publics qui sont concernés.
Et cet écart là fait que oui effectivement la dématérialisation a facilité la réalisation des démarches pour une partie de la population, mais ça a créé en réalité des écarts entre les personnes qui sont aisées et qui sont déjà insérées socialement, professionnellement et ont une meilleure maîtrise de l'ordinateur, mais qui aussi sont celles qui ont le moins besoin de faire des démarches administratives, avec des personnes qui sont en difficulté et qui sont éloignées, en situation d'isolement social et professionnel, et qui elles au contraire ont le plus besoin de faire ces démarches. Démarches qui sont souvent compliquées parce que c'est des cas qui sont individualisés, qui ne rentrent pas dans les cases. Ces personnes là n’ont plus un accompagnement avec l'agent des administratifs et se tournent vers d'autres types de professionnels, de type travail social comme je disais, des structures qui sont plus de proximité. Je vois qu’il y a eu plein de réactions dans le chat. Oui déjà y a Guillemette qui parlait de ce problème de discrimination envers les personnes qui sont éloignées du numérique, et c'est le cas plein de gens, il y a probablement la question de la CSP des personnes, mais aussi l'âge qui doit jouer, plein de gens qui n’ont jamais baigné dans la technologie, dans l’informatique, et donc qui sont un peu mis de côté. Elle souligne aussi la déshumanisation, alors que les êtres humains ont besoin d’échanges dit-elle, réels et concrets.
Pour préciser cet aspect là, ce qui est intéressant dans le cas de la CAF c'est aussi qu'on oublie que le langage administratif est déjà hyper difficile et hyper violent. On a tous fait au moins une démarche administrative, même juste pour déclarer ses impôts il y a rien qui est clair, et quand vous êtes dans des situations sociales ou par exemple typiquement pour avoir le RSA si vous l'avez pas ou si vous le touchez pas, parce que vous avez mal déclaré, vous avez pas coché la bonne case, vous pouvez plus payer votre loyer, vous n’êtes pas serein devant votre écran, même si vous savez aller sur internet, vous savez gérer votre adresse mail etc, on est sur d'autres - j'ai pas envie de dire le terme compétences - mais en tout cas il y a d'autres choses qui sont en jeu que simplement le côté “je manipule l'ordinateur”. En ce moment il y a des travaux qui réfléchissent un peu à la question notamment d'une forme d'insécurité linguistique par rapport à ces langages là.
Typiquement le langage administratif même si je parle français c'est pas pour ça que je le maîtrise et que je suis à l'aise avec et surtout en autonomie face à lui. J'ai rempli ma déclaration d'impôts tout à l'heure et je confirme, tout ce qui est dit, ça a été une prise de tête innommable. Didier complète en disant que des échanges par téléphone et informatique c'est quand même concret. On peut peut-être laisser les personnes prendre la parole aussi, c'est peut-être un peu plus simple.
La j’ai l’impression qu’il y a une discussion qui se met en place, parce que typiquement le concret j'aimerais bien savoir ce qu'il y a derrière. Est-ce que Didier vous souhaitez qu’on allume votre micro ? D’habitude on ne fait pas ça pendant la conférence mais exceptionnellement on peut le faire, il faudra juste qu’on surveille le timing. Attendons après dit-il. ça marche. Noura dit que l’efficacité dépend aussi du lien social.
Didier parlait des bullshits jobs, sa conviction est que le problème n’est pas la diminution du nombre d’agents mais le nombre de plus en plus grand de bullshits jobs. Alors je sais pas, est-ce qu’à la CAF il y a beaucoup de bullshits jobs ? Je ne sais pas si ça vous parle avec la technologie, parce que c’est plutôt pour des métiers très éloignés du concret, peut-être pas dans les administrations, je sais pas. Si c’est pour reprendre le bouquin de Graeber, je ne ferais pas un glissement aussi facile avec les agents de la CAF. Oui oui, je pense que c’est quand même plus concret. Après je pense que dans les bullshits jobs il y a aussi la question aussi de la manière dont ça transforme le travail administratif des agents, qui ne font plus vraiment le même travail quand ils répondent à des téléphones. Et comme je disais tout à l'heure, la dématérialisation va aussi avec une plateformeisation de leur côté à eux de leur activité.
Du coup ils ont moins la main sur la manière dont ils gèrent les dossiers. D'ailleurs dans le travail social, parce que là je parle de la CAF mais en vrai c'est quand même plus global, que ce soit chez les travailleurs sociaux ou chez les travailleurs administratifs, il y a un nombre de souffrance au travail aujourd'hui qui est un vrai sujet. C’est encore plus vrai pour les assistantes sociales, qui avant pouvaient appeler leur collègue de Pôle emploi ou autre pour débloquer une situation, maintenant elles sont elles-mêmes confrontées aux mêmes plateformes et se retrouvent dans des processus où elles n’arrivent pas à faire ce lien de médiation, d'articulation qu'elles faisaient avant. Du coup il y a un taux de turn-over aujourd'hui qui est assez alarmant dans ces métiers. Guillemette nous dit que dans les prisons modernes où les surveillants ouvrent les portes de loin en appuyant sur un bouton, on s'est rendu compte, contrairement à ce qu'on escomptait, que la violence est plus grande que dans les anciennes prisons où une personne physique était nécessaire pour ouvrir et fermer chaque porte, à cause de ce besoin d'échange si crucial pour les humains. C’est intéressant.
Je veux bien la référence Guillemette. On viendra sur ces aspects tout à l'heure parce qu'on tourne aussi autour d'un sujet qui est comment on prend en compte le travail réel des gens lorsqu'ils travaillent dans la construction d'outils, on a d'autres exemples que ceux-là, mais aujourd’hui ce sont ceux-là qui sont intéressants. Du coup Didier avec plaisir, s’il y a un temps à la fin de la conférence pour que tous les gens puissent s'exprimer, ce sera peut-être plus simple pour continuer la discussion.
J’avais une question. Vous faites des interventions où vous dites ça auprès d’administrations ? En fait je travaille pour les administrations en ce moment sur ces questions-là. Ils réagissent comment ? Vous savez, ils sont bien au courant de tout ça. Ils le savent.
D'ailleurs c'est intéressant parce que quand on regarde l'état, il y a des acteurs qui sont très différents mine de rien, et entre administrations toutes n'ont pas les mêmes fonctions, les mêmes objectifs et elles interagissent à des niveaux différents. Ce qui fait qu’au sein de l'administration vous avez des postures qui sont très différentes. Vous avez des administrations qui sont en charge de la transformation numérique et du coup de faire en sorte que cette dématérialisation se passe au mieux par exemple et, ça va aller dans le sens de la suite de notre exposé, forcément leur prisme ce n'est pas de questionner la dématérialisation.
Puisque la dématérialisation est actée et que leur rôle fonctionnel dans l'organisation c'est de voir comment on fait pour que les personnes en situation de handicap puissent accéder au site, que ce soit la plus responsable, la plus éthique possible. Et du coup elles ont une grille de lecture qui correspond aussi à leur fiche de poste et aux objectifs qu'on leur donne, qui est difficilement sortable de ce cadre là. D'un autre côté vous avez d'autres administrations qui sont d’ailleurs plus proche des territoires généralement et qui travaillent avec les collectivités pour dire ok on a quand même remarqué - Il y a plein de rapports qui le documentent et Défenseur des droits a encore fait un rapport très récemment sur la question - que la dématérialisation telle qu'elle est faite aujourd'hui, encore une fois la période de la pandémie a aggravé et accéléré le phénomène, a provoqué une explosion des situations de non recours de personnes qui n'arrivaient pas à avoir accès à leurs droits et donc toute la question c'est dire qu’est-ce qu’on met en place, actant de ce fait là, pour essayer d'aller vers ces personnes, de les identifier, etc. Et il y a plein de politiques dites d'inclusion numérique qui vont dans ce sens-là.
Mais ce qui est intéressant c'est de voir que quel que soit l'administration en compte leur rôle n'est pas de questionner la dématérialisation, d'où elle vient et ce qu'elle produit mais de dire ok on acte du moment présent et de la situation présente et du coup qu'est-ce qu'on fait pour améliorer le “aujourd'hui”. C'est intéressant parce que c'est des questionnements qui n’amènent pas du tout aux mêmes réponses derrière. Alors il y a Mélanie qui nous partage son expérience personnelle et qui nous dit je suis en situation de handicap moteur et confrontée aux administrations, et je retrouve tout à fait ces réflexions dans mon expérience personnelle malheureusement. Je vous propose qu'on passe à la deuxième partie, il y a eu d'autres remarques et questions intéressantes qui ont été posées mais on pourra y revenir après.
Très bien. Comme j'ai beaucoup parlé Irénée je te laisse la main. Pas de problème.
L'idée en fait de cette deuxième partie c'est aussi de montrer que quelque part cette question de la non neutralité, cette question de la linéarité, cette question d’effet des technologies, on n’aime pas trop ce mot parce que c'est difficile de parler d’effet sans parler de ce dont vient de parler Yael, c'est à dire la façon dont sont faites les choses et pourquoi on les accepte telles quelle ou pas a créé quand même ces dernières années beaucoup de mouvement, beaucoup de de conflits. Quand je dis mouvement c'est quasiment de l'ordre du mouvement social, c’est un terme un petit peu compliqué à définir. Alors ça a eu lieu à la fois en interne et en externe, donc en interne dans les entreprises, avec un phénomène qui depuis 5 ans a lieu, qui s’appelle le techlash, backlash en anglais c’est le retour de bâton. Et ce retour de bâton il a eu lieu aux Etats-Unis dans les entreprises depuis un moment déjà, 2012 2013 on avait déjà dans des quartiers en voie de gentrification à côté des grandes villes américaines de la côte ouest des personnes qui jetaient des cailloux sur les Google bus parce que ces Google bus s'arrêtaient aux arrêts publics sans participer finalement aux finances de la ville.
Donc on a ce phénomène là qui est interne avec des salariés qui vivent justement ces critiques là, des salariés dans les entreprises qui vont aller dire attention j'aime pas le fait que mon entreprise travaille avec par exemple l'armée, que l'intelligence artificielle sur laquelle moi en tant qu’ingénieur je travaille pour alimenter des drones qui eux même sont sur des théâtres d'opération discutables et qui ont des façons de fonctionner qui sont encore plus discutables. Et puis des mouvements donc ça c'est de l'interne si on retourne sur l'externe par exemple vous avez à gauche de ce slide et puis en haut un mouvement qui s'appelle Fuck off Google avec des habitants de Berlin à Kreuzberg quartier plutôt populaire, qui s’étaient ligués contre la venue de l'entreprise à cet endroit-là aussi pour des questions de gentrification. C'est intéressant de voir justement que ce sont pas toujours des problèmes techniques qui suscitent ces mouvements. Finalement il faut les replacer dans leur contexte socioculturel et puis ces dernières années on ne les compte plus parce qu’il y en a eu tellement partout que chaque jour on a eu droit à une nouvelle controverse 35:42, que ce soit sur Amazon les conditions de travail, que ce soit sur les livreurs, avec Deliveroo qui s'est pris un procès et qui fait appel, des initiatives citoyennes en nombre. Là on vous en a mis une de début 2021, une initiative citoyenne européenne contre la reconnaissance faciale, des salariés de Google qui créent des syndicats, il y a une sorte d’émulation qui est importante et je pense que ce qu’'il faut voir aussi à l'intérieur de ce slide c'est que, et c'est aussi la façon dont on a essayé de prendre le sujet et qui structure aussi la suite de nos travaux, c'est qu'on peut difficilement parler de “la” technologie en fait ou “du” numérique.
Il y a “des” numériques qui sont systématiquement situés auprès de publics différents et qui suscitent des controverses différentes. Donc c'est aussi très lié finalement à la première partie qu'on vous a faite sur le progrès et tous ces grands termes qui le structurent, y compris des politiques publiques en matière de numérisation des tâches administratives et qui veut pas dire grand-chose puisque à chaque fois ce sont des groupes particuliers qui se créent sur des conditions de travail, ici une critique des dégâts environnementaux suscités par le numérique, ici peut-être des pollutions qui n'ont rien à voir avec ça, et puis au milieu de ce slide vous avez des bénévoles qui se mobilisent pour débloquer les dossiers des naufragés de la CAF et qui au même moment avec d'autres groupes critiquent la façon dont les algorithmes fonctionnent pour effectuer un contrôle sur les assistés. Tout ça c'est du numérique en même temps on voit bien que tout ça n'a pas grand-chose à voir. Alors juste pour conclure c'est intéressant, on va aussi reparler de la 5G derrière mais on a appelé ce slide “Vous avez dit Amish ?” parce que de même qu’il y a beaucoup de numérique situé, on ne peut pas décemment partir du principe qu'il y a des gens qui sont pour et des gens qui sont contre, ça dépend des situations, ça dépend de quoi on parle, et si on en reste à ce niveau d'analyse, de fait c'est pas qu'on peut faire de la politique c'est juste qu'on peut faire la rhétorique et de la mauvaise rhétorique, ça ne nous avance pas à grand-chose. Yael tu veux ajouter quelque chose ou je passe au suivant ? Je crois que tu as tout dit.
Très bien. Alors j’introduis ce slide et je te laisse reprendre la main du coup peut-être Yael sur le premier cas, qui va rebondir sur les discussions précédentes. On a posé dans notre livre, pour éviter de faire cet exercice généralisant sur la technique, plusieurs sources qui permettent d'entrevoir les problèmes qui sont créés au moment où on fait les techniques. On vous en donne deux ici. Donc on va commencer par l’automatisation des caisses. Ce qui est intéressant et vous allez le voir c'est que tout à l'heure je disais qu’au Mouton on s'intéressait aussi aux imaginaires techniques et politiques et en fait ça a un poids qui est aussi très important dans la manière dont se prennent les choix technologiques.
Et c'est pour ça qu'on a pris du temps à revenir et à déconstruire les poncifs sur “la technologie est neutre”, “on arrête pas le progrès”, etc. Et le cas de l’automatisation des caisses il est assez parlant de ce point de vue là, parce que si vous vous souvenez en 2018, il y a eu plein d'articles, surtout dans la presse économique, c'est pas totalement un hasard, qui titraient en gros “l'automatisation des caisses est inéluctable” et qui souvent arrivait sur le fait que heureusement on fait disparaître ce métier de caissier et de caissière, qui de toute façon est l'un des plus pénible, et du coup avec tout un discours assez révélateur d’un certain mépris de classe, avec une description du métier des caissiers et des caissières qui serait juste de biper des produits, et du coup pour reprendre les bullshits jobs, si c'est ça leur travail alors autant l'automatiser, et surtout cette idée qu'on a pas le choix. Et du coup avec Irénée on s'y est un peu intéressé plus finement en se demandant pourquoi en 2018 tout le monde a commencé à s'exciter autour de ce discours précis là, et qu'est-ce que ça a produit. En fait ce qu'il faut regarder c'est que les caisses automatiques ça ne date pas du tout 2018. En 2008, 10 ans avant, il y avait déjà des caisses automatiques, sauf que ça n’avait pas été généralisé dans les grandes surfaces. Donc pourquoi 10 ans après on ressort cette technologie qui du coup n'est pas nouvelle, qui n’est pas la plus avancée de son temps ? On ressort une vieille technologie qu’on n’a pas spécialement utilisée.
C'est parce qu’en 2017-2018 Amazon sort un nouveau concept de supermarché, qui s'appelle Amazon Go. Donc je ne sais pas si vous en avez entendu parler, mais pour le dire très simplement là il n’y a même plus de caisse, ce ne sont même pas des caisses automatiques, là vous rentrez dans le magasin et il y a des espèces de détecteurs qui avec votre téléphone permettent de vous identifier sur votre compte Amazon, ce qui fait que quand vous prenez des articles dans le magasin il y a des systèmes de caméra, et ça revient sur la question aussi du contrôle et de ce qui est regardé / enregistré / capté, mais en tout cas qui voit que vous avez pris vos différents articles et qui, quand vous sortez du magasin, vous débite automatiquement de votre compte Amazon. ça c'était le magasin prototype, il est sorti en 2018 et il était réservé aux salariés d'Amazon. Ce qu'on observe c'est que si on a ressorti la caisse automatique c'est avant tout pour répondre à cet acteur concurrentiel, et Amazon on sait bien que ce n'est pas n'importe quel acteur concurrentiel puisque quand il arrive sur un marché il baisse les prix pour éradiquer les acteurs historiques et pouvoir imposer son modèle.
C'est le principe de la disruption, concept sur lequel on pourra revenir. Et finalement sous couvert d'avoir un discours qui est à la fois pro-progrès et en même temps un discours pour l'amélioration des conditions de travail des caissières et des caissiers, en réalité vous avez surtout des acteurs de la grande distribution, qui est un secteur déjà hyper concurrentiel, qui voient débarquer Amazon sur leur secteur et qui pour se protéger et surtout pour montrer à leurs actionnaires qu’ils sont pas totalement largués, ressortent une technologie pour dire “non mais en fait on est quand même dans le coup, on ne va pas vous faire le magasin sans caissier ni caissière parce qu'on ne sait pas le faire aujourd'hui, mais voilà on est sur la bonne voie”. Ce qui est intéressant là-dedans c'est de voir ce que ça produit très concrètement. Il y a pas mal d'ouvrages de sociologie qui se sont intéressés au métier des caissiers et des caissières et dont on peut retenir deux choses : premièrement c’est que quand les caissiers et les caissières vous parlent de leur travail, personne ne le résume en disant qu’il ne fait que biper des articles toute la journée. Tous vont mettre l'accent sur le côté social du métier. Vous liez une interaction sociale, même si elle est très faible, rapide, etc.
Et vous pouvez avoir des habitués qui reviennent, vous pouvez avoir quelqu'un qui visiblement n’était pas très ouvert au moment de passer ses articles et qui ressort avec le sourire. Bref il y a ce petit jeu d'interaction qui fait l'intérêt du métier. Sauf que ce que disent bien les sociologues quand on regarde d’un point de vue historique, c'est que ça fait une vingtaine voire une trentaine d'années qu’on est passé d'un modèle de grande distribution, avec encore des hypermarchés qui pouvaient être familiaux, avec des caissiers des caissières qui avaient fait toute leur carrière dans un seul et même magasin et donc avec une forme réelle de fidélisation des travailleurs et des travailleuses, à un système où on favorise le turn-over, dans des logiques toujours de productivité et de rentabilité mais c'est même beaucoup plus que de la rentabilité à ce niveau-là, où on va organiser le travail de manière à faire en sorte de ne pas garder ces caissiers et ces caissières, pour pouvoir mettre des salaires plus bas, avoir des conditions de travail moins favorables, mais pouvoir augmenter la productivité du travail. Et donc ce qu'on observe de manière assez évidente c'est que l'arrivée de l'automatisation des caisses dans les supermarchés ça n'a pas du tout amélioré le travail des caissiers et des caissières mais parce qu'en fait ça n'a jamais été l'objet réel. Si vous avez ce type de dispositif à côté de chez vous, vous voyez bien qu’il y a toujours une personne qui surveille les caisses, sauf que maintenant elle en surveille plus une seule mais généralement six, et même là en ce moment ils sont plutôt en train d'élargir ces espaces de caisses.
L'interaction qui est faite c'est dans les moments où ça ne va pas, donc souvent on ne dit même pas bonjour à la personne parce qu’on a un problème avec la machine et on attend juste que la personne le règle. Du coup si on regarde un peu les grilles des risques psychosociaux comme on dit au travail, c'est facteur de plus de souffrance au travail dans un contexte où en plus les caissiers et les caissières sont peu voire pas représentés dans les instances représentatives du personnel, et finalement sont faiblement représentés par les syndicats. Donc finalement ce qui était intéressant ici c'est de confronter les discours qui sont mis en avant, les raisons et les jeux d'acteurs qu'il y a derrière, et les conséquences que ça a.
Donc là j'ai parlé des conséquences sur le travail, mais il y a aussi des conséquences sur les usagers avec certains types de public, notamment les personnes âgées mais pas seulement, pour qui le supermarché était aussi un contact social important dans le rythme de leur journée. On s’est aussi aperçu que pour le magasin ce n'est pas si rentable que ça, parce qu'il y a un nombre de vols assez conséquent et surtout que ces machines, comme tous les dispositifs techniques, on les change régulièrement, avec des investissements importants, et le bénéfice n'est pas si intéressant que ça. Pour finir sur cet exemple, ce qui est frappant aussi et qu'on a remarqué c'est qu'il y a d'autres acteurs de la grande distribution dans d'autres pays, notamment en Irlande si je ne me trompe pas et peut être aussi le Danemark, qui eux ont fait un choix radicalement différent. C'est-à-dire qu’au lieu d'aller sur l'automatisation des caisses ils ont répondu en formant les caissiers et les caissières pour avoir des caisses qu'ils appellent des caisses de bavardage ou des caisses de tranquillité, où vous assumez le fait qu’à cette caisse on prend son temps, et du coup ils ont développé ce qui avait du sens dans le travail des caissiers des caissières, donc justement ce lien social, pour lui laisser plus de place. Je vois qu’il y a eu beaucoup de réactions.
Irénée je te laisse poursuivre sur le deuxième exemple avant de prendre les questions. Je vais faire le deuxième exemple sans transition et puis on échangera après. Nouvel exemple que vous connaissez tous puisque c'est la 5G.
C'est intéressant parce qu’on a travaillé cet exemple pendant l’été 2020 avec un dernier chapitre où on parlait des Amish, et quelques semaines après Emmanuel Macron a parlé des Amish et la controverse de la 5G s’en est suivie et ça a parfaitement illustré notre propos. On a pris un peu de problème de la 5G au revers, plutôt que de s'intéresser aux questions de santé, sanitaires ou aux questions écologiques, faute de compétences, on s'est vraiment intéressés à la question démocratique et à la question de la légitimité d’une technologie. Donc on se demande qui décide de la déployer. On a fait un peu le même travail de rétro décision que vient d'expliquer Yaël pour les caisses automatiques donc je le fais dans les grandes lignes : une génération de réseau c'est 10 ans, 5G 2020, 4G 2010 et puis vous pouvez remonter comme ça jusqu’aux années précédentes.
A chaque fois on a les mêmes arguments d'efficacité, qui peuvent s’entendre à certains moments mais qui peuvent se discuter à d'autres. Et puis surtout on a quand même aujourd’hui une controverse assez importante en ce qui concerne les dégâts environnementaux suscités par l'industrie numérique et notamment les appareils qui se renouvellent et qui polluent pour 80 % de ce qui est rejeté dans l'atmosphère. Donc c'est surtout ça le problème, au-delà des réseaux en eux-mêmes, mais bon derrière les réseaux il y a des usages, et justement pour parler des usages ce qui est vraiment intéressant dans la 5G c'est de se demander pourquoi on fait ce réseau.
Je vais faire le “pourquoi” et le “on” en même temps, parce que c'est important de savoir qui est ce “on”. Il faut savoir que la façon dont se construit ce réseau-là, avec ses spécifications techniques là, qui sont le fait d'avoir un débit plus important, avoir plus d'antenne à plus d'endroits pour soutenir certains usages et pas d'autres, ces décisions se prennent avec des projections qui sont des projections de cabinets de conseil, qui travaillent avec des industriels, qui sont financés par des programmes européens, et aussi dans des institutions internationales, parce que la 5G c’est dans plusieurs endroits en même temps. Je ne vais pas m'appesantir là dessus vu le temps qu’on a, mais ce qui est intéressant c’est de savoir que ces projections prévoient quand même à chaque fois une augmentation du débit, une augmentation des données, une augmentation des appareils, donc c'est les fameuses études de Gartner pour n’en citer qu’un mais on pourrait en citer d'autres qui travaillent avec le public, mais c'est vraiment ça, ils font des projections à partir de panel de consommateurs qu’ils interrogent “bonjour radio carotte est-ce que vous êtes d'accord pour que demain internet aille plus vite” puis les gens disent oui, parce qu’on a tous envie qu’internet aille plus vite sauf que c'est pas une façon de poser des questions aux gens quand derrière les réseaux posent des questions écologiques importantes. Pourtant c'est comme ça que ça se passe. Donc ces projections signalent que les usages vont être X ou Y, tant de voitures autonomes, tant d’appareils connectés, etc. Et c'est à partir de ça que les réseaux sont poussés.
Alors on va toujours vous expliquer que non, que c’est pour des raisons de performances, d'efficacité etc. Mais dans les faits, au moment où la 5G était en train de sortir, on nous expliquait que jusqu’à 75 % des premiers appareils qui allaient être mis au bout du réseau étaient des caméras de surveillance, et on sait que la 5G peut soutenir des usages qui permettent la reconnaissance faciale. Donc je termine juste là-dessus. Nous ce qui nous a intéressé c'est de demander à quel moment les citoyens constitués, les associations environnementales, peuvent avoir un mot à dire. On a une convention citoyenne qui a été balayée sur ce sujet là. On dit pas que la 5G c'est le mal absolu mais de notre point de vue c'est la continuité de ce qui s'est toujours fait, ça ne change rien, sachant que ce qu'on a fait jusqu'à maintenant ne marche pas.
Et ils sont en train de faire pareil pour la 6G. Je suppose que dans 10 ans on se posera la même question. A quel moment on peut rajouter des intérêts contradictoires, c’est la question qu’on pose et qu'on va refermer tout à l'heure Merci beaucoup.
Je me permets une question : qu'est-ce que vous préconisez concrètement ? Parce que quand on parle des administrations, c’est l’Etat, il y a un parlement, en tant que citoyen on est censé pouvoir donner notre avis, peser un peu sur la décision donc typiquement la question de la dématérialisation dans l'administration on peut se dire qu'on va avoir une prise sur ça, mais s'agissant par exemple d'Amazon Go qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce qu'il faudrait par exemple légiférer pour interdire ce genre de choses ? Très concrètement comment est-ce que vous voyez les choses pour le secteur privé ? Alors ça c’était la partie 3. Mais je peux déjà donner un élément de réponse. Ce qui est intéressant c'est de regarder comment se font les choix technologiques en entreprise. Pour le dire très schématiquement, dans les entreprises de plus de 10 salariés, a fortiori des grosses entreprises type acteur de la grande distribution, la direction fait ce qu'on appelle un projet d'entreprise ou projet de transformation ou “grands projets” et maintenant depuis 2018 ça marche aussi si vous introduisez une nouvelle technologie dans l'organisation, elle est obligée de passer son projet aux instances représentatives du personnel, qui elles ont le droit de faire appel à une contre-expertise, pour évaluer notamment les risques psycho-sociaux et du coup les conséquences que ça a sur le travail et sur l'organisation du travail.
Et après ce rapport remonte à la direction et la situation se “débloque” à partir du moment où la direction prouve qu’elle a bien mis en place un plan de prévention qui permet de répondre à tous les risques qui ont pu être identifiés. Donc par exemple dans le cas de David Gaboriau qui a travaillé sur les casques vocaux dans les entrepôts qui commandent les manutentionnaires pour leur dire où est-ce qu'ils doivent aller, combien de colis ils doivent prendre, etc. Alors je sais plus dans quelle entreprise, dans le livre on est un peu plus précis, mais une des préventions qui est sortie c'est de dire qu’ on va avoir un espèce de sac à dos derrière, c’est vraiment des petites compensations, d’ailleurs c’est souvent de la formation, avec toujours cette idée que s’il y a un problème dans l’organisation du travail c'est à l'organisation et surtout aux personnes de s'adapter au changement. Et du coup le projet passe et dans le cas des caisses automatiques c'était très frappant puisque les représentants, notamment CGTistes, qui étaient sur ce sujet disaient eux-mêmes qu'ils ne pouvaient rien faire, que c’est le sens du progrès et qu’ils ne peuvent se battre que sur la question du travail le dimanche, puisqu’on n’a pas le droit de faire travailler des gens le dimanche, donc y avait cette idée de dire oui mais en fait s’il y a des caisses automatiques les magasins peuvent être ouverts puisque les agents de sécurité qui sont présents n'appartiennent pas à l'organisation, ce sont des prestataires extérieurs, enfin bref un petit micmac comme ça. Et finalement ils se sont battus là-dessus parce qu’ils avaient déjà intégré le fait qu'il ne pouvaient pas se battre sur la question plus globale de la nouvelle technologie. Mais du coup maintenant en revanche dans les instances du personnel quand il y a une nouvelle technologie qui arrive, l'instance CSE (ex CHSCT) peut faire appel à une contre expertise qui est spécifiquement sur la question de la technologie et qui du coup peut questionner un peu plus profondément en tout cas en théorie le bien fondé des nouvelles technologies qui sont mises en place dans l'entreprise.
Et nous ce qu’on conseillerait dans ce cadre là, mais bon ça implique que l’organisation soit ouverte à ce genre de choses mais comme je l’ai dit dans la grande distribution vu comment les caissières et les caissiers sont traités aujourd’hui c’est sûr que c’est a priori pas dans ces structures là que l’on peut mettre en place des choses alternatives. Mais dans des structures plus horizontales, qui ont des structures juridiques qui sont différentes, comme des associations, des coopératives, même si la forme juridique ne garantit absolument pas un bien être au travail, mais bon souvent ce sont des structures qui se posent plus de questions sur ces sujets. Il y a une solution intéressante qui est de prendre le sujet à l’envers : partir du travail réel pour définir les objets techniques qui vont être développés et non pas l'inverse. Donc par exemple là dans le cas des caissiers et des caissières c'est d'aller les voir et de prendre au sérieux leur travail, parce qu'effectivement il y a une pénibilité dans ce travail-là qui est sûrement plus forte que dans d'autres types de métiers. C'est de prendre au sérieux leur récit, de faire attention à ce qui est important et de définir la technologie a posteriori. Du coup ça demande d'avoir des instances à l'intérieur de l'entreprise où vous avez la voix des personnes qui sont directement concernées, donc là en l'occurrence les caissiers et les caissières, qui peuvent parler avec un éditeur de logiciel ou avec le concepteur des technologies pour voir dans quelle mesure celui-ci peut aboutir à un outil qui favorise réellement leur travail et qui n'est pas là dans une optique uniquement de productivité.
Pour donner un exemple très concret on parlait tout à l'heure des livreurs, vous connaissez tous uber ou frichti, souvent les applications mobiles, et pour uber ça a été assez bien documenté, sont des applications qui sont clairement néfastes, voire toxiques pour les travailleurs et donc vous avez toute une logique de traçage des livreurs avec, quand il y a un attroupement qui se fait à un endroit, un signalement qui est fait à la plateforme qui du coup rétrograde ou ne donne pas les livraisons à ces livreurs là pour prévenir toute mobilisation sociale. Ça va assez assez loin, avec en plus des conséquences très concrètes, je sais pas si c’est encore le cas mais ça l’était en 2020, les temps qui sont indiqués sont des temps récupérés des GPS pour la voiture, donc vous avez des vélos qui se retrouvent sur le périph, enfin bref dans des endroits où il ne devraient pas être parce que c'est dangereux et à qui on demande de faire des temps qui ne sont pas possibles en vélo. Et par rapport à cette technologie là vous avez une coopérative de livreurs qui s’appelle CoopCycle, qui s'est mise en place contre le modèle de uber.
Eux aussi ils utilisent une application parce que c'est quand même pratique que les personnes puissent utiliser une plateforme pour passer la commande, sauf que cette plateforme n'a pas les mêmes caractéristiques techniques parce qu'elle ne répond pas au même objectif. Comme c'est une coopérative de livreurs la question du bien-être au travail des livreurs est prise en compte et donc par exemple ils ne vont pas tracer les livreurs sur le chemin pour savoir où est-ce qu'ils sont, ils ne vont pas donner d’horaires imposés mais les horaires vont être discutés en collectif avec les personnes qui ont plus d'expérience pour dire une estimation de ce à quoi on pourrait tendre. Et du coup l'application technique est aussi révélatrice des intentions que l’on a mises dedans initialement. Et donc il y a CoopCycle, mais dans l’exploitation forestière il y a l’Envol Vert, pour les paysans il y a l’Atelier Paysan, bref il y a plein de structures comme ça qui ont une réflexion critique sur les technologies et qui du coup produisent des technologies différentes. Juste pour ajouter un point à tout ça, il ne faut pas non plus se voiler la face, la question a été posée sur Amazon Go, sur uber, ce sont des entreprises qui fonctionnent avec des capitalisations énormes qui sont du vent. On sait comment elles fonctionnent, le problème il est structurellement là : comment on fait pour lutter contre une entreprise qui est capable d'étouffer tous ses concurrents à coup de milliards, en vendant à perte etc.
Il y a la régulation par l'intérieur, donc là ça se mord un peu la queue parce que chez Amazon vous avez des mouvements syndicaux qui se recréent aujourd'hui comme ils se sont créés au cours du XXe siècle au moment des révolutions industrielles justement pour acquérir les droits, obtenir les formes que Yael est en train de décrire. Mais ça met beaucoup de temps et l'écart est tellement important que des solutions comme CoopCycle finalement sont toutes petites. J’ajouterai qu’en plus elles ne sont pas forcément sur les mêmes créneaux : CoopCycle ne fait pas de livraison de repas ou très peu c'est vraiment anecdotique, dans ce qu'on appelle la foodtech, donc le transport en 10 minutes.
Vous avez des publicités partout en ce moment à Paris dans le métro, pour le transport de courses en 10 minutes. En fait il y a pas de business model rentable si ce n'est par des investissements massifs en amont qui sont finalement une forme de capitalisme qui est celle des États-Unis. Si vous parlez à un patron de TPE il va vous dire si dans un an c’est pas rentable je meurs, et c'est pas du tout ce type de capitalisme là qu'on a aux États-Unis avec des “venture capital” qui sont capables d'aller beaucoup plus loin là-dedans. Donc le combat il est aussi là sur ces structures là. Vous pourriez combattre Amazon Go sur la question de la régulation des données, sur la reconnaissance faciale, sur les places de livraison dans les rues.
Il était prévu qu'il y ait une consultation citoyenne à Paris, je ne sais pas si elle a eu lieu, sur les questions de livraison. Parce que c’est systématiquement quelqu’un mal payé qui se gare en double file et qui risque quand même de se prendre une prune, de se faire klaxonner, voire pire. Vous pouvez prendre la question par plein d'aspects différents qui sont internes, qui sont externes, qui sont l'Amérique, qui sont l'État, etc. Le sujet me semble-t-il aujourd'hui c'est qu’on a un droit qui tarde, qui piétine, et on vous en reparlera tout à l'heure mais c'était très visible pour uber, on est toujours en retard alors qu'on pourrait tout à fait anticiper parfois.
La livraison de courses en 10 minutes on sait très bien que ce n'est pas possible sans que ça ne repose sur un travail précaire.
2023-06-25