Voler des cadavres, un business qui rapporte gros
Mes chers camarades, bien le bonjour ! On n’y pense pas forcément tous les jours, mais je pense que nous tomberons d’accord pour dire que quand il s’agit de passer sur une table d’opération pour une raison X ou Y, on est tous bien contents de pouvoir compter sur deux choses. La première, c’est l’anesthésie. C’est tout de même beaucoup plus délicat d’être conscient quand on fait découper le bide au scalpel. La deuxième, c’est le savoir-faire du chirurgien.
Personne, absolument personne n’a envie de se dire que le monsieur ou la dame qui est en train de lui charcuter les tripes n’a strictement aucune idée de ce qu’il est en train de faire. Mais pour que la médecine actuelle en soit arrivée au niveau qu’on connaît, ça n’a pas franchement été un long fleuve tranquille. Avant de pouvoir réaliser les petites merveilles dont ils sont capables aujourd’hui, les chirurgiens ont eu besoin de quelques millénaires d’entraînement parce que… Ben parce que c’est compliqué, le fonctionnement du corps humain. Et pour ça, il n’y a pas 50 manières de procéder. La meilleure façon de s’entraîner
pour tripatouiller dans des gens vivants, ça a toujours été de s’exercer sur des gens morts. Autrement dit, l’étude de l’anatomie humaine est assez essentielle pour comprendre comment réparer, soulager et soigner les vivants. Mais ça, ça n’a pas toujours été une évidence. Au cours de l’histoire, vous ne pouvez pas
imaginer le nombre de tabous qui font qu’il n’a jamais été très facile de débarquer chez les gens en expliquant que « HEEEY BONJOUR, j’ai appris que Papi Robert venait de passer l’arme à gauche, ça vous dirait de me refiler son cadavre ? Ce serait pour lui découper le gras du jambon et essayer de comprendre comment ça marche ! » Qu’on soit clair, vous pouvez essayer de présenter les choses comme ça aux gens, mais je pense pas qu’ils soient hyper chaud.... Et pour le coup ça se comprend pour toute une série de tabous sociaux ou religieux. Ça varie évidemment d’une époque à une autre et d’une civilisation à une autre, mais personne n’envisage vraiment de gaieté de cœur l’idée de laisser le corps d’un proche à la science. Même aujourd’hui, c’est souvent une décision personnelle, qu’on prend avant sa propre mort, en âme et conscience. Mais le problème c’est qu’il y a une tension entre deux phénomènes. D’un côté, tout le
monde répugne à laisser des inconnus récupérer un corps pour s’entraîner à la dissection et à la chirurgie. De l’autre, il y a un intérêt évident à ce que des médecins soient capables de se former correctement. En gros, la dissection et l’anatomie, on peut trouver ça franchement dégueulasse à titre personnel. Mais le jour où on rentre du ski avec un tibia qui vous sort de la jambe à 90°, on est d’un seul coup vachement content de tomber sur un toubib qui sait à peu près comment remettre tout ça en place. Ce paradoxe, chaque société l’a affronté à sa façon. Des traces d’opérations chirurgicales, les archéologues en ont retrouvé très tôt. On
sait par exemple qu’au Néolithique, on pratiquait déjà des trépanations. Et ça marchait : une partie des crânes qu’on a retrouvé avec des trous dedans avaient survécu à l’opération. On se doute aussi que les embaumeurs égyptiens devaient s’y connaître un peu, pour réussir à enlever tout ce qui pouvait fuire dans une momie. Je vous passe les détails, mais par exemple, c’est un peu technique de faire passer le cerveau de quelqu’un à travers ses propres narines, y a toute une technique avec des crochets et … Bref. Mais la première trace d’une école spécialement conçue pour former des étudiants à l’anatomie, du moins dans le monde occidental, c’est justement en Égypte que ça se passe, du côté d’Alexandrie au 3e siècle avant notre ère. Autour de l’espèce d’immense complexe universitaire qu’était
la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, des médecins comme Hérophile ou Érasistrate ont pratiqué des dissections et donné des cours d’anatomie à des étudiants venus de tout le monde méditerranéen. Et quand même vachement bien non ? Bon, ça aurait été mieux si tout se savoir ne s’était pas perdu ensuite... Dans l’Empire romain, par exemple, la dissection était mal acceptée, et même carrément interdite par le droit romain. Même un médecin célèbre comme Galien
galérait pour étudier l’anatomie. Il n’avait que deux solutions : soit l’observation des gladiateurs blessés, soit la dissection d’animaux de grande taille comme des porcs ou des macaques, en partant du principe que ça ressemble un peu. Dans le monde médiéval, ça n’est pas beaucoup arrangé. Oh, on a sans doute pratiqué des dissections, mais sous le manteau. La clandestinité règne, même si contrairement à une idée reçue, aucune des trois grandes religions monothéistes n’a jamais formellement et totalement interdit la pratique de l’anatomie.
Mais socialement, c’est en général considéré comme une atteinte insupportable aux morts, un tabou qu’il est très difficile de casser. Et ça, ça va rester longtemps, même quand on va commencer à voir émerger les premières universités médiévales, à partir du 13e siècle. Les premières dissections dans le cadre d’un enseignement médical, ça commence à Bologne, en Italie, puis en France, à Montpellier, vers 1340. Mais il
faut attendre la Renaissance et la naissance en Wallonie de l’anatomiste André Vésale, au début du 16e siècle, pour voir naître une véritable science anatomique. Mais même là, même lorsqu’il existe un cadre légal à la dissection, les étudiants en médecine et leurs professeurs se heurtent à un sérieux problème : le manque de corps. Dit autrement, ça manque de viande.
Pourquoi ? Tout bêtement parce que les tabous religieux et sociaux sont toujours là : au 16 ou au 17e siècle, il ne viendrait à l’idée de personne ou presque de donner son corps à la science. La seule solution, ça consistait donc à taper dans un stock un peu particulier : celui des condamnés à mort à qui personne ne demande franchement leur avis. Et d’accord, c’est pratique et ça dépanne, mais ça pose un certain nombre de problème. D’abord, ça concerne surtout des corps masculins. Ensuite, les cadavres sont rarement en bon état,
parce que les condamnés à mort ont rarement vécu dans un confort bourgeois, au cours des semaines qui ont précédé leur exécution. Les conditions d’incarcération sont misérables et leurs corps, qui ont parfois été torturés, sont souvent abimés et amaigris. Enfin, le dernier problème tient au fait que le supplice lui-même peut encore en rajouter une couche. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de comprendre quelque chose en regardant à l’intérieur d’un monsieur qui vient de se faire rouer à grands coups de barre de fer sur tout le corps, mais je ne suis pas sûr qu’il reste grand-chose à regarder. Bref : les étudiants en médecine sont confrontés à un sacré problème de pénurie. Heureusement, dans ce genre de cas, on peut toujours compter sur des petits malins qui ont le sens de l’initiative et du commerce. Des gens qui ne rechignent pas à faire
la sale besogne et à aller farfouiller dans les cimetières pour regarder si par hasard, il n’y aurait pas une tombe bien fraîche. Et ça a sans doute toujours existé, tout simplement parce qu’il y a de la demande. Mais jamais, au grand jamais, personne n’a fait aussi fort qu’en Angleterre du 18ème et du 19e siècle. Jamais encore le trafic de cadavres n’était devenu un business à part entière, avec ses petites PME parfaitement organisées pour répondre à la demande, en l’occurrence celle des anatomistes, des chirurgiens et des étudiants en médecine. Bienvenue au temps des résurrectionnistes, des profanateurs de sépultures et des body snatchers, autrement dit des arracheurs de cadavres Quand je vous parle de business, on peut difficilement employer un autre mot vous allez le voir ! Pendant près d’un siècle, du milieu du 18e siècle aux années 1830, l’Angleterre est devenue LE pays du trafic de cadavres, LE pays où on ne savait jamais vraiment ce qui allait arriver à sa propre dépouille, une fois passée la Faucheuse.
Impossible d’être tranquille, tout ça parce qu’il était toujours possible que des bandes parfois très bien organisés débarquent la nuit dans votre petit cimetière, dégagent joyeusement la terre au-dessus de votre sépulture et défoncent votre cercueil, avant de flanquer votre dépouille dans une brouette, direction l’école de médecine du coin. Pour comprendre comment on a pu en arriver là, il faut donner deux ou trois éléments de contexte. Vers 1750, les progrès de la science en général et de la médecine en particulier sont impressionnants. A cette époque, on commence enfin à dépasser l’héritage de l’Antiquité pour aller plus loin, comprendre de façon beaucoup plus fine comment fonctionne le corps humain. Et en Angleterre comme partout en Europe, la carrière médicale attire de plus en plus de jeunes gens. Pendant des décennies, ils sont allés se former en Italie, par exemple à Padoue, ou aux Pays-Bas, là où on trouve les universités les plus réputées. Mais une fois devenus médecins ou chirurgiens, ils sont
revenus exercer en Angleterre et petit à petit, on a commencé à voir émerger des formations, des universités, des collèges et des académies de médecine dans tout le royaume. Et ça, ça veut dire qu’on a besoin de corps. Et en Angleterre, comme ailleurs, la seule source d’approvisionnement officielle, ce sont les condamnés à mort.
La bonne nouvelle, c’est que le pays dispose depuis 1688 de ce qui est sûrement l’un des codes pénaux les plus sévères au monde, tellement brutal qu’on l’a surnommé le Bloody Code, le Code Sanglant. C’est bien simple, il est tellement dur que la peine de mort s’applique dans plus de 160 cas possibles, y compris de simples vols à l’étalage. Bref, les bourreaux ont du boulot et ça permet de répondre à une partie de la demande. C’est même encore mieux à partir de 1752, l’année où le Murder Act entre en vigueur sous Georges II. C’est une loi qui durcit encore la législation contre les meurtriers. En gros, le roi estime que la meilleure manière
de décourager les assassins consiste à les priver d’un enterrement classique. La loi ne leur laisse plus que deux possibilités, laissées à la libre appréciation des juges. Soit on laisse pendre leur cadavre à un carrefour jusqu’à ce qu’il soit complètement décomposé, histoire de bien faire comprendre à la population que c’est vraiment vilain de tuer des gens, soit on refile le bébé, enfin plutôt le cadavre, aux anatomistes. Et là où c’est drôle, c’est qu’aujourd’hui, ce serait plutôt la première option qui choque.
Laisser pendouiller un cadavre en putréfaction jusqu’à ce que tous les corbeaux du secteur aient fini de se faire un petit gueuleton, c’est un peu macabre. Et pourtant au 18e siècle, c’est la deuxième qui est la plus effrayante. On trouve dans les archives pas mal de lettres de recours de condamnés, complètement affolés à l’idée qu’on les envoie se faire découper sur la table de dissection d’une des écoles d’anatomie qui se multiplient comme des petits pains à Londres, à Liverpool et un peu partout dans les grandes villes du pays. Beaucoup craignent non pas pour leurs corps, vu que ça, c’est en passe d’être réglé à très court terme, mais plutôt pour leur âme. Au moment du Jugement dernier, comment espérer le pardon de Dieu, comment atteindre le royaume des cieux si votre cadavre a été découpé et dispersé au point que Jésus lui-même n’y retrouverait pas ses petits ? Bon, reste un constat : même si la justice de Sa Majesté ne fait pas dans la dentelle, on ne peut quand même pas pendre la moitié de l’Angleterre.
Même si pour beaucoup de Français qui ont un peu de rancoeur vis à vis des quelques conflits qui nous ont opposé, c’est tentant... Avec la multiplication des académies de médecine publiques ou privées entre la fin du 17e et le début du 18e siècle, on se retrouve face à une énorme pénurie de corps. Rien qu’à Londres, on comptait 1000 étudiants en médecine en 1828, cinq fois plus qu’en 1800. Et c’est pareil en Ecosse, dont les académies de médecine, à Édimbourg et à Glasgow, sont très réputées. À Glasgow, il y avait 54 apprentis chirurgiens en 1790 ; vingt ans plus tard il y en a déjà 232 : presque 5 fois plus ! Il faut dire que ça rapporte : William Hunter, un célèbre anatomiste qui avait créé sa petite école privée en 1746 à Londres, se faisait 70 guinées de bénéfice à chaque cycle de conférences, l’équivalent de deux ans de salaire d’un bon artisan. Bref, des étudiants en médecine avides d’apprendre, on en a plein. Des professeurs d’anatomie qui rêvent de se faire des bourses
en platine si vous voyez ce que je veux dire, on en a pas mal aussi. Ce qu’on n’a pas, ce sont des corps à disséquer. Et c’est un énorme paradoxe : pour attribuer le titre de chirurgien, la Couronne anglaise exige qu’un étudiant en chirurgie dissèque au moins quatre macchabées au cours de son cursus. Mais la même couronne anglaise refuse de donner aux écoles de médecine les moyens de fournir les corps en question… L’étape suivante est donc à la fois macabre et logique.
Dans un premier temps, ça relève encore du système D. Puisque les établissements ne fournissent pas de cadavres aux étudiants, ceux-ci ont fini par aller les chercher eux-mêmes. Grâce aux journaux de l’époque, grâce aussi aux archives de la justice, on a plein de traces d’affaires bien sales où des étudiants se font choper en train de déterrer des dépouilles fraîchement enterrées, généralement la nuit.
Mais rapidement, les étudiants se heurtent à toute une série de difficultés. Premier problème : voler des corps, ça prend du temps. Il faut repérer la date des enterrements, préparer l’opération, guetter le bon moment pour agir, trouver les outils pour sortir le cercueil, ramener tout ça à pied ou en charrette… C’est fatigant, c’est long, et s’il y a bien un truc dont manquent les étudiants en médecine, hier comme aujourd’hui, c’est bien du temps libre. Deuxième problème, c’est dangereux. Allez savoir pourquoi, la famille et les amis des chers disparus apprécient moyennement l’idée que des petits malotrus viennent piquer les corps de leurs proches pour les découper. C’est un sacrilège qui peut vite
finir mal quand on se fait attraper, surtout quand il s’agit de corps d’enfants, ce qui est assez fréquent pour l’excellente raison qu’ils sont plus faciles à sortir de terre. Parfois, ça vire même à l’émeute comme à Édimbourg, en 1742. En mars de cette année-là, après plusieurs flagrants délits bien glauques, une foule en colère a saccagé les maisons de tous les étudiants en chirurgie de la ville et carrément foutu le feu à la moitié de la fac de médecine. C’est chaud, mais ça se comprend... Troisième problème, c’est un coup à y laisser sa réputation. Bizarrement, ce n’est pas
tellement à cause des condamnations en elles-mêmes : à l’époque, le droit anglais ne prévoit rien de spécial concernant le vol de cadavres, qui n’est pas sanctionné en lui- même. La plupart du temps, ça se termine par une amende, d’autant qu’on parle en général de jeunes gens de la bonne société, capables de payer des avocats solides. Non, le problème, c’est que transporter des cadavres de gosses dans une brouette, ça fait quand même vite tâche sur un CV. Rapidement, les étudiants et leurs professeurs réalisent qu’ils ont bien plus intérêt à payer des gens pour leur rapporter des corps que de se les procurer eux-mêmes. C’est moins risqué à tous les niveaux. Et pour se procurer de cadavres, les anatomistes se tournent vers le secteur… on va dire pas très officiel… Voilà comment petit à petit, à partir des années 1750, se met en place tout une économie clandestine. Une nouvelle
profession apparait, les profanateurs de sépulture, qu’on ne tarde pas à appeler les resurrection men ou les body snatchers, littéralement les arracheurs de cadavres. Le phénomène n’est d’ailleurs pas tout à fait neuf : des petits malins qui déterraient des corps, ça existait déjà. Les premiers body snatchers cherchaient bien des corps humains, mais ça n’était pas pour fournir les anatomistes : le but, c’était de récupérer la graisse pour faire de chandelles. Ou les ratiches, pour en faire des prothèses dentaires. Ben oui : vous croyez qu’on faisait comment
pour fabriquer des dentiers, avant la porcelaine ? Eh, je vous avais prévenu que ça serait un peu crade… Attendez.., je ne vous avais peut être pas prévenu en fait... Bon, ben ça va être un peu crade. En tout cas, là, on passe tout de suite à un business d’une autre dimension. Et c’est logique, parce que tout le monde y gagne. Pour les commanditaires, les anatomistes et leurs élèves, c’est une manière certes payante mais facile d’obtenir des cadavres à peu près frais, sans ruiner sa réputation. Pour les autorités, c’est pratique : en regardant ailleurs et en laissant les choses se faire en douce, ça évite de voter un projet de loi explosif, avec une opinion publique profondément heurtée à l’idée qu’on découpe des corps. À part ceux des criminels, et encore. Et pour les fournisseurs, c’est une aubaine.
Il y a de l’offre, il y a de la demande, ça n’est techniquement pas bien compliqué et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’Angleterre ne manque pas de cadavres à une époque où on a quand même vite fait de claquer avant trente ans. Et voilà comment à partir des années 1740 ou 1750, on voit naître en quelques années un vrai petit marché du macchabée, avec ses règles, ses prix, ses négociations, ses tarifs de groupe… Tout ça, on le connaît très bien grâce à plusieurs types d’archives. Il y a les journaux, déjà, qui couvrent régulièrement ce genre d’actualité, à chaque fois qu’un body snatcher se fait choper avec un sac bien dodu sur le dos. Il y a les archives de la police et les minutes des procès, aussi, mais le plus beau, ce sont les journaux intimes des chirurgiens et les livres de compte des profanateurs de sépulture eux- mêmes. Grâce à tout ça, on a une idée très précise
des tarifs pratiqués, mais aussi de l’ampleur du phénomène. En 1795, à Lambeth, un groupe de quinze body snatchers a ainsi partagé ses tarifs avec la Cour pendant son procès : deux guinées et une couronne par cadavre en moyenne, à une époque où un ouvrier bien payé gagnait une guinée par semaine. En 1828, on sent que l’inflation est passée par là grâce au journal du médecin Astley Cooper, grand spécialiste du système vasculaire mais surtout chirurgien personnel de Georges IV, de Guillaume IV et grand consommateur de cadavres en tous genres, pour son propre entraînement comme pour la formation de ses étudiants. À en croire ses propres notes, il estimait le tarif moyen par corps à huit guinées tout en précisant que le prix pouvait varier de 1 à 20. Et justement, comment ça se fixe le prix d’un cadavre ? Eh bien tout rentre en ligne de compte. Le
principal critère, c’est l’état du corps, un peu comme chez le poissonnier. Plus c’est frais, plus les clients sont contents. Et plus ça commence à couler, moins ils sont prêts à payer. En dehors de la date du décès, tous les paramètres jouent. L’âge du « patient », le sexe, la couleur de peau… Un corps d’homme, ça se vend en général plus cher. Pas tellement par sexisme d’ailleurs, mais surtout parce que leur musculature est souvent plus développée, donc plus facile à disséquer pour des débutants. C’est L’anatomie pour les Nuls, quoi. Les anatomistes sont aussi prêts à
payer très cher pour des corps qui sortent de l’ordinaire. En 1783, à Londres, un certain John Hunter a ainsi acheté l’enveloppe terrestre du regretté Charles Byrne, un Irlandais qui dépassait les 2 mètres 10. Le brave garçon avait pourtant fait promettre à ses amis de protéger sa dépouille mais qu’est-ce que vous voulez : même pour un bon copain, quand un type un peu louche débarque avec 500 livres dans son portefeuille, soit l’équivalent de 33 000 euros d’aujourd’hui, on hésite. Faut comprendre. C’est humain. Je juge pas. En revanche, cette situation est assez
exceptionnelle et il ne faut pas imaginer que les corps pouvaient se vendre à ce prix là tous les jours. À Londres, vers 1812, le prix moyen tourne plutôt autour de six ou huit guinées par corps, l’équivalent de 6 à 8 semaines de salaire pour un artisan. Et ça, on le sait grâce à un document complétement dingue : le journal d’un body snatcher, Joseph Naples, qui appartenait au gang de Ben Crouch, le patron d’une de ces nombreuses petites PME qui faisaient dans le trafic de cadavres au début du 19e siècle. On a retrouvé ses comptes pour toute l’année 1811-1812, ce qui permet d’en savoir plus sur le tarif des corps, mais aussi sur l’ampleur de leur petite affaire : chaque nuit, le gang sortait 4 à 6 cadavres de terre, aussitôt livrés dans les facs de médecines ou dans les écoles privées, en général discrètement et par la porte de derrière. Autrement dit, le gang pouvait se faire jusqu’à 48 guinées par jour, soit une grosse année de salaire pour un ouvrier du textile. Un an de salaire, en un seul jour...À ce prix-là,
je crois que la question elle est vite répondue et on comprend pourquoi la carrière de body snatcher a attiré une tripotée de jeunes entrepreneurs dynamiques à Londres, à Liverpool et dans toutes les grandes villes du pays. Rien qu’à Londres, l’historienne Ruth Richardson estime que 200 personnes exerçaient la noble profession de « resurrection men » dans les années 1830. Pendant des décennies, ces braves gens ont alimenté les hôpitaux de toutes les grandes villes du pays, de Londres à Liverpool en passant par Édimbourg ou Manchester. Et ça représente plusieurs milliers de corps par an. Ça rapportait bien, les risques étaient relativement faibles et ça n’avait rien de bien sorcier. Il y avait même une forme de sécurité sociale avant l’heure qui a été mise en
place pour la profession ! Pour sécuriser leurs approvisionnements, certains gros clients ont commencé à offrir toute une série de garanties à leurs fournisseurs. Sir Astley Cooper, le chirurgien du roi dont on a déjà parlé, promettait par exemple à ses body snatchers une protection financière en cas d’arrestation. Mieux encore, il apportait sa protection à toute leur famille pendant que le coupable attendait patiemment sa libération. Au quotidien, le métier n’était pas si pénible, surtout comparé à d’autres. Après tout, au 19e, on trouvait assez rarement un travail de bureau avec une machine à café et un babyfoot dans la salle de pause. Alors déterrer des corps ou travailler aux abattoirs, franchement… Pour savoir quand et où creuser, la plupart des body snatchers travaillaient de près ou de loin dans le monde de la mort ou de la médecine. Brancardiers, embaumeurs,
infirmiers, chanoines, employés de l’état-civil, fossoyeurs, salariés des cimetières ou des paroisses… Tout un petit monde de gens plutôt mal payés et pas forcément très respectés. Pour ceux qui trimaient sans cesse pour un salaire de misère, ça devait être sacrément tentant de pouvoir gagner une pièce ou deux en glissant la bonne information dans la bonne oreille. Et pour les body snatchers eux-mêmes, c’était du temps de gagné de graisser les bonnes pattes et de corrompre les bonnes personnes, histoire de savoir où creuser. Petite précision tout de même, c’était un boulot qui ne durait pas toute l’année, en général, car l’activité était plutôt saisonnière, d’octobre à mai, pour deux raisons. D’abord, la période d’octobre à mai, c’est aussi celle où les étudiants travaillent avant la pause de l’été. Ensuite,
croyez-moi, quand votre boulot consiste à sortir des gens de leurs cercueils, vous comprendrez vite qu’on a plutôt intérêt à faire ça en automne ou en hiver, mais surtout pas en été, sous peine de respirer des trucs pas franchement agréables. L’hiver, en revanche, pas de problème : non seulement les cadavres sont plus frais au cimetière, mais on peut les conserver plus facilement quelque part, sans avoir à se précipiter pour les livrer en version Prime. Petit à petit, comme dans tous les secteurs économiques, ça s’est professionnalisé. Après les étudiants amateurs des tous débuts, on a vu apparaître des indépendants qui se débrouillaient tous seuls, puis des gangs spécialisés comme celui de Ben Crouch, qui pouvaient parfois compter jusqu’à 20 ou 30 personnes. Des hommes, mais aussi des femmes, qu’on envoyait souvent dans les morgues pour essayer de récupérer les cadavres anonymes encore plus simplement, en se faisant tout bêtement passer pour des proches éplorés. Sur un malentendu…ça peut marcher ! Mais la plupart du temps, il fallait partir pour le cimetière, de préférence la nuit et en évitant les nuits de pleine lune.
Grâce aux procès et aux comptes-rendus des journaux, on sait à peu près comment ça se passait. En général, l’équipe commençait par aller boire quelques coups au pub, histoire de se donner du cœur au ventre. On filait ensuite au cimetière, qu’on avait en général repéré avant. En termes d’outillages, pas besoin de retourner à Castorama, ça
reste assez simple : une lanterne sourde, une échelle pour franchir le mur du cimetière, quelques cordes, des pelles en bois, pour ne pas faire autant de bruit qu’avec du métal, quelques poulies pour soulever les dalles et les pierres tombales, une barre à mine ou deux et puis quelques outils de serrurier pour fracturer quelques cadenas si nécessaire. Ah oui, et puis des grands sacs, évidemment, et une charrette garée le long du mur. Pour le reste et pour peu qu’on ait pensé à refiler quelques shillings aux veilleurs du coin pour leur demander de regarder ailleurs, c’est du gâteau. Même pas besoin de creuser sur toute la surface de la tombe. Il
suffisait de repérer la tête du cercueil avant de creuser un tunnel en biais jusqu’à toucher l’extrémité de la caisse. Un coup de barre ou de pied de biche pour le défoncer, on se donne deux minutes pour laisser les gaz se dissiper, et il ne reste plus qu’à glisser une corde autour du cou ou des aisselles du cadavre, avant de le hisser vers la surface. En trente minutes, quatre types bien décidés pouvait avoir creusé le trou, pété le cercueil, tiré le corps et refermé le bousin. Quand ils étaient vraiment doués, on ne se rendait compte de rien, comme si la tombe n’avait jamais été ouverte… Quand ils étaient moins doués, ça braillait en général très vite et très fort le lendemain matin, avec l’arrivée des premiers visiteurs.
Et là, il valait mieux être loin et prier pour ne pas se faire agrafer par les autorités ou pire, par des habitants furieux. C’est ce qui est arrivé à un certain Samuel Taylor en 1797, chopé à Londres avec les corps d’un homme et de trois enfants. Pour le conduire au tribunal, les policiers l’ont forcé à s’asseoir au milieu des cadavres en question, à l’arrière de son propre chariot et dans une puanteur atroce. Cela dit, Samuel Taylor avait le cœur bien accroché, parce qu’il a fallu le secouer pour le réveiller à l’arrivée… Une fois les corps posés dans la charrette, on avait deux options. Soit filer tout droit
chez le client pour ne pas perdre le rythme, soit stocker les corps quelques jours pour faire monter les enchères. Il suffisait de les tasser dans des coffres ou dans des caisses quelque part, en général sur les docks pour que les éventuelles odeurs désagréables se perdent dans l’air marin. Un autre détail amusant, c’est que comme dans toute activité économique, chacun avait sa petite spécialité. Il y avait
les fournisseurs spécialisés dans le haut-de- gamme, ceux qui pratiquaient plutôt la fourniture en masse ou la vente en pièces détachées… Il y avait aussi ceux qui faisaient dans l'assemblage de squelettes. Ça supposait de faire bouillir les corps pour séparer les chairs des os avant de fixer l’ensemble avec du fil de fer et de vendre ça aux facultés de médecine, pour que les étudiants puissent étudier l’ossature humaine. Il y a même eu une affaire particulièrement glauque, dans cette catégorie. En février 1795, on a arrêté à Londres une bande spécialisée dans ce genre de puzzle en 3D. Les
enquêteurs ont découvert qu’un des membres avait offert le squelette articulé d’un enfant à un de ses propres fils, en guise de poupée…Comme quoi on peut piquer des corps et être un bon père. L’autre élément qui explique le développement du trafic de corps à une échelle quasi industrielle, c’est que les sanctions encourues sont relativement minces, pour deux raisons. La première tient à la collecte de preuves. Pour sanctionner quoi que ce soit, encore faudrait-il retrouver les corps des disparus. Pas facile quand ceux-ci sont par définition destinés à être découpés en rondelles, plusieurs fois en général. La seconde est d’ordre juridique. Je l’ai dit tout à l’heure, dans le droit anglais de
l’époque, les cadavres n’appartiennent à personne. Du coup, impossible de parler de vol : les juges et les policiers n’ont tout simplement pas les outils légaux qui permettraient de punir le trafic de cadavres. En conséquence de quoi, sortir du cimetière avec le corps de Tonton John dans sa brouette ne coûte pas grand-chose : tout ce que peuvent poursuivre les juges, c’est le vol des bijoux ou de vêtements, et parfois quelques dégâts matériels : une porte défoncée, un cadenas brisé, une pierre tombale cassée… C’est d’ailleurs pour ça que les body snatchers laissent le plus souvent sur place les vêtements des morts et revendent rapidement les colliers, les médailles et les bijoux qu’ils ont pu récupérer et qui ne valent de toute façon souvent pas grand-chose par rapport aux corps eux-mêmes. Non, le plus dangereux, c’était les réactions de
la foule en cas de flagrant délit, ou les violences commises entre bandes rivales, des bagarres qui se poursuivaient parfois jusque dans les hôpitaux. Un mélange entre Grey’s Anatomy et Peaky Blinders quoi... Par exemple, le London Borough Gang, qui faisait son beurre à Londres au début du 18e siècle, ont débarqué en nombre en 1816 dans les salles d’autopsie de la Saint Thomas Hospital School pour mettre des baffes aux médecins et saccager les cadavres vendus par leurs concurrents, histoire de bien leur faire comprendre qu’ils se considéraient comme des fournisseurs fidèles. Et sans doute exclusifs, aussi. Conclusion : les rares fois où ils se faisaient choper, les body snatchers se ramassaient quelques coups de fouet, une amende ou dans le pire des cas une expulsion loin du Royaume-Uni.
L’histoire de William Burke et William Hare, en Ecosse, est un des procès de body snatchers les plus célèbres mais les deux hommes n’ont pas été condamnés pour avoir vendu des cadavres à l’Université d’Édimbourg : ils ont été condamnés pour meurtres. Par flemme de déterrer des corps, les deux complices avaient trouvé une solution simple pour fluidifier la chaîne d’approvisionnement : étouffer les clientes de leur propre auberge. L’anatomiste qui avait acheté les cadavres, Robert Knox, s’en est tiré sans être inquiété le moins du monde sur le plan judiciaire, même s’il a dû quitter la ville pour ne pas se faire écharper par les habitants d’Édimbourg. Quand la justice est défaillante, les gens ont tendance à ne pas rester les bras croisés sans rien faire. Au business du trafic de cadavres s’est donc rapidement opposé un autre business, celui de la sécurité des cercueils et des cimetières. L’horreur légitime que provoquait le phénomène a poussé pas mal de petits malins à imaginer et à commercialiser des tas de trucs destinés à compliquer la vie des resurrection men. Certain sont très classiques : des services de gardiennage, des
patrouilles privées payées pour faire le tour des cimetières et des églises, des dalles funéraires et des cercueils renforcés ou en métal, des pièges, des trappes, des caveaux verrouillés à triple tour pour les plus aisés, des grillages, etc. Un des trucs, les plus frappants qu’on voit encore aujourd’hui dans certains cimetières d’Ecosse, ce sont les mortsafes, des cages à cercueil qui ressemblent à des d’arceaux métalliques, destinées à recouvrir une tombe fraîchement aménagée. Certaines sociétés de pompes funèbres, elles, proposaient des sépultures bien plus profondes que la normale : en 1933, pendant des travaux, on a ainsi retrouvé à Londres la tombe d’un certain William Jenkins, enterré à 40 pieds de profondeur, quelque chose comme douze mètres. Feu Monsieur Jenkins était très grand, plus de deux mètres, et redoutait manifestement qu’un anatomiste curieux décide de lui rendre une petite visite nocturne… Les journaux de l’époque regorgent de toute une série de réclames ou d’annonces pour ces innovations, parfois glauques : certaines sociétés spécialisées proposaient de fixer fermement les dépouilles des défunts à leurs cercueils pour rendre le body snatching plus compliqué. D’autres proposaient carrément ce qu’on appelle des cemetery guns, des flingues de cimetières. Autrement dit des armes à feu chargées et
placées à l’intérieur des caveaux et pointées vers l’extérieur, prêtes à tirer si jamais un visiteur mal intentionné tirait sur le mauvais fil… Évidemment, il n’a pas fallu attendre longtemps avant que des malheureux qui n’avaient absolument rien fait de mal se fassent plomber par des machines défectueuses, ce qui a débouché en 1827 sur l’interdiction de ce genre de dispositifs. Mais ce qui a fini par avoir la peau des body snatchers, ce n’est pas cette collection de gadgets macabres qui ne les ont pas franchement découragés. C’est la loi. En 1832, face à la réprobation générale et à la multiplication de scandales de plus en plus glauques, le Parlement britannique a sifflé la fin de la récréation après des années d’une situation impossible, aux frontières de la légalité. En autorisant les médecins à utiliser les dépouilles des pauvres dont le corps n’a pas été réclamé par la famille ou l’entourage, l’Anatomy Act a littéralement tué le marché. Compte tenu de la misère générale qui régnait à Londres dans les quartiers populaires, les corps sont devenus d’un seul beaucoup plus faciles à trouver : il n’y avait littéralement qu’à se baisser, ou plus exactement à se rendre dans les hospices et dans les morgues de la capitale.
Au passage, la loi est passée dans l’hostilité générale : beaucoup d’Anglais ont trouvé parfaitement scandaleux l’idée d’une loi qui reproduisait dans la mort les inégalités sociales. Pour les opposants de l’Anatomy Act, celui-ci revenait à dire livrer les corps des pauvres au scalpel pendant que seuls les riches pouvaient s’offrir une sépulture digne de ce nom. Pour une société qui croyait encore largement à la résurrection des corps au jour du Jugement dernier, ça revenait à ne laisser entrer que les riches au Paradis… Les débats ont donc été particulièrement violents, mais rien n’y a fait, la loi est passée et a conduit à une baisse drastique du prix du cadavre sur le marché noir. En quelques mois à peine, les body snatchers ont dû se reconvertir de toute urgence. Reste que l’épisode a duré suffisamment longtemps pour infuser dans toute la pop culture. On trouve des allusions à ces drôles de décennies dans une foule d’œuvres, à commencer par Frankenstein, de Mary Shelley. C’est en se procurant à droite et à
gauche des morceaux de corps que le héros du roman finit par donner la vie à une créature pleine de coutures. Au début du 20e siècle, Lovecraft s’en est aussi servi dans Herbert West, l’histoire d’un réanimateur obsédé par l’idée de créer la vie et finalement réduit à déterrer lui-même les cadavres nécessaires à ses expériences. Aujourd’hui encore, plusieurs séries y font allusion directement comme les Frankenstein Chronicles, avec Sean Bean, ou indirectement, comme The Knick, la série de Steven Soderbergh qui se situe à New York au début du 20e siècle. Comme quoi, on n’a pas fini de faire du pognon avec des histoires de cadavres ! J’espère en tout cas que cet épisode vous a plu même s’il était particulièrement glauque on va pas se le cacher ! Merci à Jean Christophe Piot et Samuel Brémont pour la préparation de l’émission, ils tiennent un blog qui s’appellent en Marge et que je vous mets en description, c’est vachement bien ! N’hésitez pas non plus à vous abonner à la chaîne et à me suivre sur Instagram où je fais pas mal de petites vidéos ! A très bientôt sur Nota Bene !
2021-09-02 04:42